L’homme semé, Œdipe roi relu et joyeusement réinterrogé par Dominique Wittorski.
C’est peu de dire que le spectacle est réjouissant, réussi, nous avons envie Evelyne, ma compagne et moi-même d’ajouter quelques mots qui n’engagent que nous, parce qu’assurément nous faisons partie de tous ces spectateurs qui connaissons certes Œdipe et son histoire tragique, mais ne la connaissons, à peu d’images près, que dans son ancienneté solidifiée.
Les grands mythes, on peut les mettre sur un socle et en faire des objets d’adoration culturelle, on peut penser qu’ils brassent des questions que les hommes se posent depuis la nuit des temps et que chaque génération traduit dans le langage de sa réalité présente. Quand le langage est théâtral, il saisit en même temps le cœur et l’intelligence, et le plaisir du spectacle se mêle au plaisir de comprendre quelque chose de ce qu’on sent qu’il est important de comprendre aujourd’hui. Nous sommes là au cœur de la pièce L’homme semé, de Dominique Wittorski . (à la caserne des pompiers N°33 sur le plan, tous les jours à 18h sauf le 11 et le 18 Juillet ).
Parler d’intelligence est toujours dangereux, c’est presque devenu une marque déposée. Pour moi, l’intelligence est forcément populaire, forcément collective, c’est un équilibre fragile entre le jour et la nuit où s’avance l’espoir insensé d’un homme meilleur. Un homme qui renaît de la terre, un homme qui renaît du théâtre.
Je ne sais pas ce qu’est une vraie pièce de théâtre, mais quand j’en vois une, je la reconnais. Plus aucun doute, çà, c’est du théâtre ! Dès les premiers mots le spectacle nous entraîne et on y va volontiers, complice dans le rire, dans l’émotion, dans l’attente d’une révélation que l’on pressent. « La salle réagissait bien », me dit l’un des acteurs après le spectacle .C’est que le spectacle est bien monté pour que la salle réagisse bien.
Œdipe, tout le monde connaît, mais tout le monde en connaît la surface, le parricide, l’inceste ; la force chaotique de l’acte dresse sur la scène l’immensité des peurs qui s’y rattachent, le cri d’Oedipe traverse la profondeur des temps pour atteindre le sommet de l’interdit, Sophocle y apporte le souffle de ses métaphores, le tragique envahit la scène. Cette expérience tragique des hommes, de désirer si fort l’interdit, Freud en fait le centre de gravité de l’homme psychologique.
Dominique Wittorski reprend le mythe, mais il l’interroge avec notre expérience du XXIème siècle, nos peurs ancestrales liées à la fécondité de la terre, à la fécondité des femmes, les rites mis en place pour calmer l’inconséquence menaçante des dieux, la peur de l’étranger, peur de cette altérité qui est nécessaire pour que la vie se renouvelle. Nos peurs sont les mêmes, seul l’emballage est différent. Le souci de l’auteur n’est pas de rendre accessible une œuvre difficile dans son écriture cryptée traduite dans les mots de Sophocle, son souci est de faire en sorte que tous les spectateurs d’aujourd’hui puissent accéder au niveau profond de l’œuvre. Ouvrir, par une écriture théâtrale vigoureuse et pleine de rebondissements, des brèches d’éclairage, des chemins vers le cœur de l’œuvre, vers ses points de friction avec la réalité d’aujourd’hui.
C’est une langue vivante et exigeante que nous parle Dominique, la langue de son expérience, la langue de ses rencontres avec des mythes que réécrivent chaque jour des peuples qui ont à se confronter violemment avec les mêmes questions aujourd’hui.
Et cette langue n’est pas seulement faite de mots et de jeu (brillant) des acteurs. Rien ne semble laissé au hasard dans cette construction théâtrale, la musique, le moindre détail des décors participent entièrement au mouvement de la pièce.
Il y a des idées bien sûr, plein d’idées mais l’art de Dominique est de les laisser dans leur légèreté, dans leur ouverture aux compréhensions de chacun, cette grande confiance faite au spectateur, lui offrir le plaisir du spectacle et de le laisser repartir avec ce qu’il veut bien en comprendre.
Ici, tout est suffisamment bien fait pour qu’on y croie, pour que les temps de la Grèce ancienne et le temps d’aujourd’hui cohabitent dans un télescopage joyeux. Et le spectateur s’introduit peu à peu dans la famille des Atrides comme dans celle d’Achille et de ses frères et sœurs avec des acteurs qui peuvent bien changer de place et de costume sans troubler le voyage dans les mots de Sophocle avec les mots d’aujourd’hui.
Et voilà que revient l’envie d’aller remettre le nez dans Sophocle.