Alors que nos gouvernants s’appliquent à conduire notre civilisation vers la concentration des pouvoirs et des avoirs que combattent les révolutions arabes ou les oppositions russes, sans mégoter, l’actualité en déborde, sur les médiocrités idéologiques de la colonisation intérieure, il est réconfortant de lire un vrai roman qui met en parallèle cette colonisation intérieure avec celle de l’Indochine ou de l’Algérie : tous Français, mais les uns citoyens, les autres sujets.
Quelques jours après le discours extrêmement juste, de mot et de ton, de Serge Letchimy et la grande dignité des réactions et commentaires sur Médiapart, j’ai pensé que le livre d’Alexis Jenni avait toute sa place dans ce débat.
C’est le livre dont nous avions besoin. Un signal d’alarme qui fait confiance au lecteur pour le construire avec son propre solfège. Un récit qui prend place proprement dans le poisseux débat sur l’identité nationale. Une écriture qui tente “de montrer”, même si le doigt n’essaye pas de rester neutre.
“Ecrire n’est pas mon fort, dit le narrateur, mais poussé par la nécessité et le manque de moyens, je m’y efforce alors que je ne voudrais que peindre, montrer du doigt en silence et que cela suffise.”
Mais que d’esquisses pour parvenir à épurer l’image, quelle coulée de mots avant d’atteindre au mot juste, à la phrase tracée d’un seul trait de plume. Alexis Jenni n’a rien effacé de ces esquisses, de ces coulées primitives : au lecteur d’utiliser ses propres révélateurs, de saisir le tableau, de se rendre visible l’image latente que travaille l’écriture. Le lecteur peut percevoir alors la réalité d’aujourd’hui que reflètent ces phrases.
“Je réfléchis, je construis un miroir, je ne fais que refléter.”
Non Alexis Jenni ne fait pas que refléter, il laisse couler en abondance le fleuve des mots et des images, au risque parfois de nous submerger de sang, de sueur, de boues. Il faut tenir. N’est-ce pas au prix de ce travail de lecture, qu’en littérature, il est possible de parler de fraternité.
Voici donc une écriture qui dessine et qui montre, sur un sujet qui partitionne les Français et que les gouvernants médiocres tentent de lancer, comme des grenades dégoupillées, dans l’arène sociale avec pour seul objectif de provoquer du dégât. Voici un sujet qui est aussi au cœur de toute évolution de l’humanité vers un peu plus d’humanité : vers l’affirmation de l’égalité fondamentale de tous les êtres humains que corrode en permanence de vieux relents de races, de droit du sang ou de la terre, tout cet arsenal de justification pour dissimuler que la terre est à tout le monde, et que “L’origine des troubles, ici comme là-bas n’est que le manque de considération, et aussi, que l’inégale répartition des richesses ne fasse pas scandale.”
Il existe tout une histoire du colonialisme et des affrontements rituels à la chorégraphie immuable entre défenseurs et dénonceurs de notre passé colonial. Ce qui est moins fréquent c’est de traquer les restes de colonialisme qui tournent dans nos têtes et dans les mœurs. ( mais peut-on parler de restes ?)
Il y a Salagnon, fougueux résistant devenu officier parachutiste “La colonie, dit-il, est un vers qui ronge la République.” Combattant valeureux, il peut être crédible à poser sur les guerres coloniales un regard qui sans nier les fraternités de combat n’en observe pas moins, avec une douloureuse lucidité, les illusions tragiques de la force. “la pourriture coloniale rentrera avec eux.” S’alarmait-il, en parlant de ceux qui avaient exercé cette force en Algérie.
Le narrateur, deuxième personnage de ce livre, souffre de voir cette prophétie se réaliser sous ses yeux dans la société d’aujourd’hui De sa fenêtre il observe la Force qui tente de terroriser ces quartiers et ces communautés “qui ne veulent plus vivre ensemble”. Cela revient comme un leitmotiv :
“Si la nation est volonté de vivre en commun, la nôtre se délite à mesure que se bâtissent les quartiers, les lotissements, que se multiplient les sous groupes qui ne se mélangent plus. Nous mourons à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble.”
Alexis Jenni a conscience d’aborder un sujet dont il est extrêmement difficile de parler.
Salagnon tente d’écrire son autobiographie mais dès la première phrase il se rend compte de la distance irréductible qui sépare ce qu’il porte en lui et ce que ses mots relatent. Il faut bien commencer par le début, se dit-il, mais la mémoire n’a pas de début lui répond le narrateur “Il y a dans un événement quelque chose que son récit ne résout pas. ” Il sait pourtant “qu’un seul instant vécu contient plus que n’en peut décrire tout une caisse de livres.” Mais le narrateur ne cesse de douter de sa propre capacité à traduire dans les mots. Il lui semble que la peinture pourrait dire mieux, donner à voir.
Il demande à Salagnon de lui apprendre à peindre : “…“qu’il m’apprenne à tenir un pinceau mieux que je ne tiens le stylo, et qu’enfin je puisse montrer.”
Salagnon, la peinture lui a permis de mettre assez de distance entre les événements de la guerre coloniale et lui pour qu’il ne s’y noie pas, qu’il n’en ressorte pas tout hérissé de haine comme son frère de combat Mariani.
Un narrateur en somme qui se choisit un maître à une époque où la mode est de se faire tout seul.
Le narrateur a beau se plaindre des mots, il sait les utiliser. Il sait leur faire dire des images qu’on n’oublie plus.
Les images de la guerre coloniale sont ahurissantes : image de Trambassac, le colonel “qui semait sur toute la Haute région une multitude de petits Duguesclin”, image des militaires dont la vie se résume à tirer, se faire tirer dessus : “ça marche parce qu’on ne pense pas”, précise Salagnon. Sur le moment il est possible de ne pas penser. “… La pensée est un travail de calcul qui ne tombe pas toujours juste, mais continue toujours.”
Image fantastique de la forêt indochinoise : “… les animaux s’y déchirent avec des raffinements, et les végétaux n’ont pas même le temps de tomber sur le sol, ils sont dévorés debout par ceux qui poussent autour, et dessus.”
De France on se fait de fausses images de la forêt vierge, “car celle des romans d’aventure est copiée sur les grosses plantes qui poussent à côté de la fenêtre dans les salons surchauffés, et les films de jungles sont tournés dans les jardins botaniques. Cette forêt en livres, bien charnue, on lui prête une admirable fertilité ; on lui croit un ordre dans lequel on progresserait au sabre d’abattis, avec au cœur la joie de l’appétit, au ventre la tension de la conquête, tout ruisselant de la bonne sueur de l’effort qu’un bain dans la rivière dissipera. Ce n’est pas du tout ça”
( à rapprocher de la description de Lyon l’hiver : la boue qui envahit tout)
Images tenaces du quadrillage d’Alger en 58 : “Tout ce qui bougeait fut arrêté. Tout arrêta de bouger” (passage qui va revenir comme un refrain)
“Nous allions avoir du mal à vivre encore ensemble.”
L’obsession et la justification du renseignements : “ or ils n’arrêtaient pas des coupables : ils les construisaient.” Commente Salagnon.
Autre flash sur l’esprit colonial en Indochine : un Allemand qui se bat désormais dans l’armée française, à Salagnon qui doute de la culpabilité d’un instituteur arrêté : “La culpabilité personnelle n’a pas d’importance. La terreur est un état général. Quand elle est bien menée, bien implacable, sans répit et sans faiblesse, alors les résistances s’effondrent.”
Problème technique : obtenir des renseignements, solution technique : la torture. Entre les deux, de la réalité humaine que le pinceau de Salagnon saisit au vol.
Et tout ça pour rien, pour faire la guerre, parce que “La guerre est la forme la plus simple de la réalité.” Parce que “Les nœuds où on vit, on veut finalement les trancher par l’usage de la force. Pour simplifier.”
Mais la force ne résout rien :“Il est tragique d’oublier, rappelle Salagnon, qu’à la fin, nous avons perdu..”
Mais “La force ne se donne jamais tort, quand son usage échoue, on croit toujours qu’avec un peu plus de force on aurait réussi. (…)”
Ce n’est pas le récit d’un historien, mais Alexis Jenni ne s’interdit pas quelques rappels sans lesquels on ne comprendrait rien.
Le rappel, par exemple, des massacres de mai 1945 où s’origine la guerre d’Algérie : “massacres qui donna aux nations une place dans l’Histoire. (Guerre qui assure à la France dix ans de paix déclare le Général Duval)
“On n’apprend pas impunément la liberté, l’égalité et la fraternité à des gens à qui on la refuse.” Commente Salagnon.
Et en contrepoint les images du parallèle. Parallèle entre la guerre dans les colonies et les mouvements de police ici, aujourd’hui en France, le fameux “ le savoir-faire Français” qui a fait couler beaucoup d’encre.
Le grand décalage entre les guerres et le récit des guerres : “Par le blindage nous nous sentions protégés. Nous avons brutalisé tout le monde ; nous en avons tué beaucoup, et nous avons perdu toutes les guerres. Toutes.”
Même décalage avec les interventions de police dans les quartiers: “Les policiers sont jeunes, très jeunes. On envoie les jeunes en colonnes blindées reprendre le contrôle des zones interdites. Ils font des dégâts et repartent. Comme là-bas. L’art de la guerre ne change pas.” Descriptions ahurissantes de la Force carapaçonnée en cosmonautes.
Mais la torture n’est pas le pire affirme Salagnon, “le pire c’est d’avoir recréé chez nous ce même monde colonial où certains sont citoyens et d’autres sont sujets.”
Le mal ne date pas des guerres d’indépendance, il était là tout entier durant la colonisation :“ Nous avons manqué à l’humanité… Nous avons créé un monde où selon la forme d’un visage, selon la façon de prononcer le nom, selon la manière de moduler une langue qui nous était commune, on était sujet ou citoyen.”
C’est dans cette brèche que s’engouffrent les haines : les mots méchants qui soufflent sur la race. ( et la civilisation)
“La race n’est pas un fait de nature, elle n’existe que si on en parle.” Ceux qui en parlent ici et aujourd’hui dans ce récit, Alexis Jenny les appelle les Gaffes. Les Gaffes s’emploient à ne pas laisser oublier les races : “ils brassent du vent et tout le monde croit que le vent existe.”
On croit de nouveau en la division de l’humanité. On utilise de nouveau des mots qui balafrent des frontières. Les mots du livre ici deviennent écrasants.
“Je filais dans a rue, emportant avec moi une bouffée de puanteur, celle des égouts de la langue un instant entrouverts.”
Mais derrière cette lourde réalité un aspiration à la beauté, au silence, à la fraternité, présente tout au long du livre, le dominant de toute sa force de création :
“ Salagnon dessinait dans le plus grand silence, et même intérieurement ne prononçait aucune parole.”
Il peint les supplétifs thaïs: allongés, assis, accroupis, pliés ou debout, “ils pouvaient adopter bien plus de poses que ne pouvaient l’imaginer les Européens.”
Il montre au narrateur une table rouillée transfigurée par la neige : les tables rouillées devenues sous la neige des chefs-d’œuvre d’harmonie : “Regarde comme c’est bien fait le monde, quand on le laisse faire. Et regarde comme c’est fragile.”
Mais jamais Salagnon ne se prend pour un artiste.
Quand le narrateur lui demande pourquoi il veut se débarrasser de ses dessins il répond : “Ce qui reste de ces moments-là m’encombre”. Je dessinais ce que je voyais pour qu’Eurydice le voie. Quand elle l’avait vu, le dessin était fini.”
Eurydice c’est la femme que Salagnon aime et qui remplit toute sa vie, c’est la femme qu’il va chercher dans l’enfer de Babel oued en 1962. Eurydice c’est sa femme, c’est une belle histoire d’amour qui traverse tout le livre, des taches de respects, de tendresse, de beau désir qui défie le temps et qui coule avec toute sa fougue dans tous les interstices de la monstruosité coloniale de guerre. Il faut oser tant de beauté dans les sentiments, avec toute la foi des grands commencements qui durent. Il faut oser laisser toute sa place à cette beauté impalpable comme le blanc des pages : “la vie est ce qui reste, ce que les traces n’ont pas recouvert.” (les traits de pinceaux comme les traces de mémoire)
Et Salagnon garde jusqu’au bout son amitié pour Mariani qui l’a sauvé en Indochine et qui est maintenant FN, amitié parce que “ Je me fous de la mort. Et Mariani aussi. C’est ce qui me donne cette indulgence pour lui.” Mais aussi parce que “L’amitié vient d’un seul geste, elle se donne tout d’un coup, ensuite ça roule.”
Et quand le roman doit finir et que Salagnon et Mariani cherchent la sortie au fond de l’eau du fleuve où ils sont partis pêcher, ils précisent : “comme ça nous pourrions disparaître sans nous être disputés. Sans que l’un de nous ait raison et l’autre tort.”
La chute rappelle le désastre de l’esprit colonial :
“ Le français, je l’ai utilisé pour faire taire. Les mots entre nous étaient des fils de fer, et pendant des années encore, quand on utilisera ces mots qui furent utilisés, alors, on s’électrocutera à leur contact.”
Alexis Jenni: L'Art français de la guerre (Gallimard, 634 p., 21€)
Lire également l’article d’Antoine Perraud : Prix Goncourt. Le roman du remords colonial