Les fautes d’orthographe n’empêchent ni de penser, ni d’écrire des textes admirables, Michel Foucault l’a montré avec Moi Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Médiapart le démontre tous les jours avec son aventure collective faite, côté billets, d’écritures individuelles désenfermées de leur solitude et de leur anonymat.
Ne voyez là nulle défense d’une permissivité sans frontière, mais les frontières, chacun le sait, ça se discute.
Imaginez que sur ce sujet délicat vous trouviez un texte perlé d’orthographes audacieuses, d’accords boiteux des participes, surmonté d’accents ne répondant qu’aux règles de ma sensibilité visuelle sur écran, que je cède par exemple au circonflexe sur « boiteux » tout droit jailli de sa boîte ou que j’affuble « les règles » d’un accent aigu attiré que je suis par l’infinitif du mot quand il se fait verbe. Vous pourriez ne retenir de ce texte que ces barricades involontaires contre l’ordre public et contre votre confort de lecture.
Si je lis sans états d’âme les billets et les commentaires de Médiapart sans me laisser arrêter par l’orthographe, c’est que la norme orthographique divise le territoire du pouvoir de dire selon une cartographie de la pertinence qui me paraît désastreuse pour la démocratie.
La coutume est de dire qu’on ne peut être pleinement citoyen que si on a accès à l’information, j’ai envie d’ajouter « et si on y participe. »
L’orthographe serait-elle un passeport pour le droit d’écrire et de faire connaître sa pensée au-delà du cercle de famille, d’amitiés, de bureau, de voisinage, serait-elle ce signe extérieur minimum de conformité qui fait le citoyen de plein droit ?
La norme, c’est invisible mais c’est présent dans tous les cerveaux. Un mot qui, en français, s’écrit comme il se prononce, ça se respecte.
C’est terriblement inscrit au centre de nos équilibres, la norme. La première fois que j’ai aperçu, au mois d’août dans le métro parisien, une minijupe verte par l’entrebâillement d’un manteau long, noir, surmonté d’une cascade bouclée de cheveux plus noirs encore, cela était tellement contraire à l’idée normative que je me faisais d’une tenue d’été féminine que quarante ans après je m’en souviens encore.
On dit « je n’ai pas d’orthographe » comme on dit « je n’ai pas de voix », comme des femmes disaient anciennement « je n’ai pas de charmes », aujourd’hui la question ne se pose plus, elles ont toutes du charme jusqu’à des âges très avancés. Je n’aborderai pas ici l’irruption de l’écran dans les relations entre les hommes et les femmes, cela m’entraînerait trop loin dans des tours et détours dommageables pour mon sujet.
« Je n’ai pas d’orthographe » ça veut dire qu’on a les épaules par terre. On sait qu’il existe une norme et on sait qu’on ne la respecte pas. Pire, on sait qu’on ne peut pas la respecter, quoi qu’on y fasse.
Les fautes, c’est comme l’herbe, on a beau les corriger, elles repoussent et le désherbant ici est un mélange si mystérieux que même les directives ministérielles de l’Education Nationale n’y risquent que des formules pieuses.
Il se passe pour la présentation l’orthographe par les instances dirigeantes la même chose que pour l’apprentissage de la lecture : on décrit quelques-uns des éléments qui font assurément partie des compétences observables et chiffrables. On met un point et on va à la ligne.
A la ligne suivante, le miracle s’est opéré, on décrit une compétence orthographique qui glisse sur ses rails, ou une lecture aisée, souple qui de l’œil droit replace le texte dans son contexte et de l’œil gauche fouille les interlignes et recueille les pépites du sens nouveau venant harmonieusement enrichir le sens que l’on porte en soi comme une épice bien dosée vient enrichir le goût de toute une marmite. La dictée sans fautes vient auréoler le miracle.
Si certains y arrivent pourquoi pas toi ? Regarde ta sœur qui n’est pourtant pas née au sommet d’une branche ! Regarde ton voisin dont la mère ne sait ni lire ni écrire ! On voit bien que si on veut on peut. Tout démontre que ce n’est pas impossible. Tu es mon fils, tu ne peux donc pas être plus bête que les autres, montre-le !
Comment passe-t-on du pointilleux contrôle des « acquis fondamentaux », à la compétence de lecture ou à la maîtrise de l’orthographe ? La réponse à ce sujet est la même que lorsqu’on risque un regard critique sur l’avenir radieux du Marché : le miracle c’est le miracle et si on touche à un seul de ses fils c’et tout le tricot « de la liberté » qui démaille, c’est toute l’éducation qui déraille.
D’où la stigmatisation des recherches pédagogiques, d’où cette défense acharnée de la dictée sur une surface sociale si importante qu’il est presque plus grave pour un candidat à une élection de se dire « contre la dictée » que de se dire de gauche. Pour une fois qu’il y a une entrée repérable, indiscutable, dans le monde des hommes et des femmes respectables, vous n’allez pas nous enlever ça. Alors que les fils de la réussite sont insaisissables, alors que l’intelligence est indéfinissable et l’intelligence socialement utile souvent inaccessible, il est un symbole qui ne peut pas être discuté puisqu’il se voit et puis qu’on peut le chiffrer : la dictée sans faute. Faute sans « s » pour bien montrer qu’il n’y en a aucune.
On est tellement content de repérer ce signe distinctif qui ne semble dépendre que d’un minimum d’effort et de bonne volonté, on est tellement content qu’il y ait au moins une clé en ce bas monde qui fonctionne en suivant le mode d’emploi, qu’il devient sacrilège de mettre quelques points sur quelques « i ».
Le premier point passe par une remarque : on parle des fautes d’orthographe dans une atmosphère du tout ou rien alors que l’inconfort de lecture peut aller du très léger désagrément, (comme, sur la route, une voiture qui vous suit d’un peu trop près) à une difficulté de percevoir le sens ( que j’assimilerai ici à des queues de poissons graves).Il peut manquer quelques accents ou quelques accords par-ci, par-là, et il peut se trouver plus de fautes que de mots dans un texte, des notes négatives vertigineuses aux dictées. (Bien que « l’orthographe baisse », le différentiel social du nombre de fautes peut ainsi continuer à tracer ses frontières)
Deuxième remarque, l’engouement pour l’orthographe des classes populaires pouvait se justifier à l’époque où l’ascenseur social fonctionnait prioritairement vers le haut. La soumission à la norme pouvait y paraître payante. Cet engouement était partagé par les classes moyennes qui y voyaient un fil conducteur vers les sommets, et par les catégories sociales de privilèges héréditaires qui pensaient alors que s’habiller en prince impliquait une certaine exemplarité dans les apparences.
Troisième remarque : les défenseurs d’une orthographes simplifiée (je n’en suis pas) font tous remarquer qu’un pourcentage énorme de fautes proviennent du système extrêmement complexe des accords du participe passé, et du système non moins complexe de l’accentuation qui pour tout Français non natif de l’île de France ne correspond qu’approximativement à la prononciation. Je crois me souvenir qu’il y a seize graphies différentes du son « é », et « jamais un coup de dés n’abolira le hasard », c’est bien connu.
Ajoutons ici que la faute entraîne la faute, que l’obligation faite à l’élève « multifaute », dans l’exercice de la dictée, de montrer au grand jour toute l’étendue de son incompétence, fait qu’il est plus facile de provoquer le rire par une dysorthographie somptueuse que de se voir reprocher mesquinement quelques fautes, là où on a mis toute sa bonne volonté pour ne pas en faire. Comment maintenir une attention soutenue qui ne vient pas à bout de toutes les fautes.
La bonne volonté ne peut pas remplacer ici une pratique quotidienne de la langue écrite. Tout au plus, peut elle s’y associer.
La pratique quotidienne de la langue écrite ! Je n’apprendrais rien à personne si je dis que le chauffeur du dimanche n’a pas les mêmes réflexes que celui qui conduit tous les jours et dans toute la diversité des circulations. Les petits paysans des campagnes connaissaient tous une variété de plantes dont nous n’avons plus l’idée. Nous faisons tous « des fautes » dans l’utilisation des fonctions informatiques qui ne sont pas quotidiennes et il ne viendrait à l’idée de personne d’apprendre « pour plus tard » des fonctions dont il n’envisage pas de se servir pour un objectif bien présent. Et personne ne doutera de notre intelligence à cause de ces fautes.
La quotidienneté comme élément déterminant de nos savoir-faire est sans doute évidente pour tous, ce qui est moins évident lorsqu’on est éloigné des préoccupations pédagogiques, c’est d’imaginer le processus par lequel les normes grammaticales deviennent des outils de l’expression *
N’étant pas spécialiste en la matière, je me bornerai à souligner un point. L’orthographe ne me semble pas différent des autres apprentissages complexes de la vie : c’est parce qu’il y a quelque chose d’important pour nous à découvrir, à connaître, à échanger, à réaliser, quelque chose qui va changer notre vie, que notre intelligence, notre volonté, nos compétences se mobilisent. L’écriture est une langue morte si elle ne porte pas une intention d’agir sur notre réalité, d’influencer celle des autres. (même les jongleries d’ego, pour reprendre une actualité récente des billets, travaillent une matière active qui cherche ses pentes).
C’est là que j’en viens à Médiapart et à cet espace participatif dont je mesure à quel point c’est un pari et une gestion acrobatique pour conserver, pour tous, cette dimension d’aventure dont parle si bien Patrice Baray.
Ce qui manque dans l’école, c’est justement cette participation de la parole (et de l’écrit) de l’enfant à une action sur la réalité. On lui demande parfois « ce qu’il pense », mais on décompte les fautes.
Sur le réseau de Médiapart, quand on ne comprend pas, on dégaine sa souris au microbit, quand on n’est pas d’accord avec un journaliste, on lui dit comment on l’a lu et quel croisement nous a perdu sur son plan, quand un billet de lecteur ou de lectrice perce un éclairage qui réjouit notre cheminement voisin on le lui dit avec cœur et parfois même avec quelques mots silencieux. L’écriture ici est une présence, un dialogue, un coup de pouce et un grain de sel (pardon d’emprunter l’image), l’orthographe y est parfois un jeu, parfois une fantaisie, une frivolité, jamais un handicap…L’écriture, chacun y poursuit ici son soleil ou ses fantômes, mais dans un collectif qui adhère au souhait d’un journal où le mot de liberté n’est pas coupé de publicité à chaque syllabe. L’orthographe dès lors n’est plus, pour reprendre des mots de René Char « qu’une guérilla sans reproche. »
Si le mot dictée avait un contraire, je l’appellerais écriture.
Serge Koulberg
- Voir à ce sujet deux sites très intéressants : Eveline Charmeux ; AFL.
- Et sur ce dernier site une information sur une étude réalisée par Yvanne Chenouf sur Claude Ponti où l’on peut suivre les mécanismes à travers lesquels une langue (y compris la langue écrite) s’apprend.