Gauche, droite…Comment inventer un terrain de bataille (d’idées) sur Médiapart avec l’ambition d’un langage qui vole plus haut que les canettes et qui rationne les coup de pieds dans les tibias… même si en ces temps difficiles pour l’optimisme cela nous prive d’un plaisir délicat ?
Peut-être commencer par dire ce qui représente pour nous « les frontières ».
Ceci n’est pas une recherche de consensus ou de rapprochement mais une tentative de remonter aux points d’origine de nos divergences, tels que je les perçois.
Ceci n’est pas non plus une analyse, mais une vue aérienne des frontières à travers ma lunette.
Parce que les Médiapartiens ne sont pas simplement des blogueurs juxtaposés ou des coqs agiles sur leurs trompettes, j’ai envie non de convaincre mais d’éclairer mes choix.
Plutôt que de diviser l’idéologie en catégories droite/gauche, j’ai tendance à la diviser en réflexe de respect des pouvoirs institués ou en réflexe de résistance aux dysfonctionnements et aux injustices. Etre du côté de la révolte plutôt que du côté de la défense des privilèges. Observer le pouvoir quel qu’il soit avec un esprit critique ou bien être supporter inconditionnel d’un camp contre l’autre.
Si je me dis « de gauche » ce n’est donc pas parce que je crois à la supériorité d’un système sur un autre mais parce que historiquement ici, en Europe occidentale, le côté de la révolte et de la résistance me semble avoir été porté par des forces politiques qui se sont dites de gauche.(Je ne parle pas de la Résistance où se sont retrouvés des gens des deux camps)
Deux lignes de frontières me viennent immédiatement à l’esprit, deux points auxquels se rattachent beaucoup d’autres.
La première de ces lignes se situe dans toutes les prises de position, actes, comme raisonnements,qui postulent la supériorité de certains hommes sur certains autres, au masculin comme au féminin, en cultures ou en couleurs, dans l’éducation comme dans la vie sociale. A défaut de trouver un nom plus juste (les historiens m’aideront peut-être) j’appelle cela un regard colonialiste. (Voir dans le petit Robert la liste des mots qui se situent entre colombophile et colonnade).
Je constate que pour certains, prendre la grosse part et laisser les autres se partager les miettes et les miettes des miettes (grâce à la sous-traitance) relève de la nature humaine : « Si tu ne marches pas sur les pieds des autres ce sont eux qui vont marcher sur les tiens ! »… et de caricaturer « les défenseurs de l’égalité » à partir des rêves absolus qui sont dans une autre case de la nature humaine.
Je ne suis pas expert en rêves absolus d’égalité et ce qui m’intéresse c’est le sens du mouvement. Quel sens du mouvement encouragent nos actes, nos paroles et nos écrits, celui des épopées coloniales (extérieures et intérieures) ou celui des épopées humanistes (pour résumer en un mot, fort malmené lui aussi, l’idée d’un progrès humain possible) ?
Je n’ai guère d’amitié pour ceux qui disent que les deux peuvent se mélanger dans le même bouillon de culture.
A cette ligne de frontière peut se rattacher d’après moi notre attitude vis-à-vis des luttes sociales : vues du côté consommateur avec les dérangements qu’elles occasionnent dans notre vie ou du côté du progrès humain auquel « la nature humaine » aspire. Luttes sociales comme moteur de l’histoire, comme acte de survie bien souvent ou comme aspiration à cette qualité de la vieque certains font passer aujourd’hui pour presque un gros mot.
A cette ligne de frontière peut se rattacher également la question du travail et de l’immense espoir qu’ont soulevé, un temps, les nouveaux moyens techniques et les gains de productivité pour laisser entrer la question de la qualité de la vie (toujours elle) dans le champ de nos imaginaires.
J’y rattacherais volontiers aussi la préoccupation écologique : peut-on prôner l’égoïsme et la défense convulsives de ses propriétés et prôner la solidarité avec les générations à venir, la solidarité avec les régions du monde néo-colonisées… en se contentant de huer avec les loups les petits dictateurs, chiens de garde des intérêts coloniaux, que les empires maintiennent à leurs postes en assassinant toute velléité démocratique.
L’éducation n’échappe pas à mon avis à cette approche soit coloniale soit humaniste. Sans rien enlever à la valeurs de quelques réussites individuelles on peut s’interroger sur ce qu’on encourage : la promotion collective des diverses intelligences qui forment le patrimoine humain ou des modes de sélection reproducteurs des privilèges ? L’humanité n’aurait elle besoin que de l’intelligence conceptuelle ? Sont-elles négligeables les intelligences manuelles, les intelligences relationnelles, les intelligences culinaires, les intelligences bricoleuses, le sens de l’initiative ou l’intelligence organisationnelle, l’intelligence sportive etc ?
On peut m’objecter que sur tous ces points la gauche au pouvoir n’a guère été convaincante. Raison de plus pour ne pas perdre son esprit critique lorsqu’elle est au pouvoir.
Des amis de gauche me rappellent que si personne ne défend la gauche lorsqu’elle est au pouvoir elle est condamnée d’avance. Mais les pouvoirs de gauche sont-ils condamnés à trahir les valeurs sur lesquelles ils sont élus ? Sont-ils condamnés à enrôler en leur sein et en leur direction les aspirants au pouvoir qui ont raté une marche à droite ?
La deuxième ligne de frontière avec ce que j’appelle dans ma subjectivité toute personnelle « les idées de droite », je la situe sur la question des services publics.
Je suis de ceux qui pensent que l’intérêt personnel (mais pas seulement financier) reste le moteur le plus puissant de l’initiative humaine et qu’une vraie et saine concurrence reste le meilleur moyen de départager des propositions, des ambitions, des chances.
Mais cette version saine de la concurrence, j’ai du mal à la trouver aujourd’hui ailleurs que dans de petites unités de services ou de production quand elles parviennent àéchapper aux dispositifs de sous-traitance.
Les paléontologues distinguent, dans le monde animal, la concurrence à la course où le plus fort du moment arrive le premier sur sa proie, et la concurrence par capitalisation où celui qui est le plus fort à un moment donné met en place des dispositifs qui empêchent les nouvelles forces vives de lui prendre naturellement le pouvoir dès qu’il cesse d’être le plus fort.
La concurrence à la course, c’est ce que j’appelle ici « une saine concurrence ».
Il me semble ( à la suite d’Ivan Ilitch, d’André Gortz ou de beaucoup d’autres) que cette concurrence saine ne peut exister que dans de petites unités et dans des cadres législatifs maîtrisés (niveau européen ? niveau mondial ?) : appeler concurrence ce qui se passe sur un terrain à géométries variables, avec des arbitres désignés par un seul camp, des commentateurs tenus en laisses d’or, des règlements qui changent en cours de partie etun vent toujours favorable au même bénéficiaire… avec des dirigeants qui sous-traitent les responsabilités et empochent les bénéfices, me paraît un abus de langage.
Et le fonctionnement « par contrat » revendiqué par les instances privées est tout aussi caricatural : que veut dire un contrat établi unilatéralement par « le vendeur » avec des comportements aux limites, aisément franchies par certains, de pratiques maffieuses qui font penser inévitablement à ce qu’on dénonçait par ailleurs comme « des pratiques bureaucratiques ». ( lire Jean Claude Guillebaud La force de conviction où il établit un parallèle stupéfiant entre les outils de la propagande « soviétique » et ceux de la propagande « du marché »)
De même que le rôle de l’Etat est d’établir les règles du jeu en fonction du bien public… et de se donner les moyen de faire respecter ces règles, l’objectif des services publics est de garantir à tous un accès égal à un certain nombre d’espaces, de biens et de services, indispensables à la vie sociale et à des vies personnelles qui ne soient pas seulement un précipité de tempêtes. Ces services ne peuvent pas être confiés à des gestions privées dont l’objectif légitime est de faire du bénéfice. Chacun sait qu’il en est des cahiers des charges comme des contrats : ils n’engagent jamais que ceux qui en subissent les conséquences et les dérives.
J’arrête là mon survol des frontières et je lirai attentivement cette question des frontières telle qu’elles se présentent aux autres médiapartiens.
Serge Koulberg