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Billet de blog 20 juin 2013

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André Makine, un monde tel que je le reconnais.

Cette sensation d’un auteur qui vit dans le même monde que celui dans lequel vous vivez est devenue suffisamment rare pour être notée et soulignée. Aussi rare que de voir un auteur assumer pleinement la responsabilité de dire, “qu’une autre vie est possible”, qu’il n’est pas vain de rêver à “une vie à l’écart de l’ingénieuse farce des humains”, que le monde n’est pas condamné définitivement à porter son seul visage apocalyptique, bref un livre où la vie triomphe malgré la sinistre pesanteur des dictatures  du pouvoir, de l’argent, de la quantité.

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Cette sensation d’un auteur qui vit dans le même monde que celui dans lequel vous vivez est devenue suffisamment rare pour être notée et soulignée. Aussi rare que de voir un auteur assumer pleinement la responsabilité de dire, “qu’une autre vie est possible”, qu’il n’est pas vain de rêver à “une vie à l’écart de l’ingénieuse farce des humains”, que le monde n’est pas condamné définitivement à porter son seul visage apocalyptique, bref un livre où la vie triomphe malgré la sinistre pesanteur des dictatures  du pouvoir, de l’argent, de la quantité.

Le romancier a un grand avantage sur l’historien, c’est qu’il ne lui est pas nécessaire de gommer l’intime participation de sa propre biographie à ses reconstitutions historiques et si le rôle de l’historien est comme l’a souligné Jacques Lacarière  de dessiner un semblant de cohérence dans les dédales chaotiques de l’Histoire, le rôle du romancier   n’est-il pas, lui, d’affirmer, sans que sa plume ne tremble, “qu’une autre vie est possible” malgré ce chaos : ou pour dire les choses autrement : le romancier n’est-il pas celui qui se donne pour tâche extraire de vrais instants d’amour “des couches d’horreur et de misère que la soif de pouvoir et de plaisir reproduit en permanence”.

­­ André Makine a choisi pour ce faire un des personnages de l’histoire russe  qui connut tous les sommets, les sommets du pouvoir, les sommets du plaisir et les sommets de la culture de ce XVIIIe siècle que l’on nomme pompeusement : des lumières.

 Le pouvoir, Catherine II l’a conquis d’abord sur le cadavre de son mari, le tsar Pierre III, qu’elle fit assassiner par ses amants tandis qu’il ne demandait, écrit Makine, qu’à courir le monde avec son violon.”  Il ajoutera plus loin “ la société surveille avec vigilance ceux qui tentent de sortir de son jeu”  (à propos du seul amant qui ait semble-t-il fait rêvé Catherine : Lanskoï.)

Le plaisir en ce temps-là (milieu du XVIIIème)  s’affichait haut et fort, privilège décomplexé, dirait-on aujourd’hui, il paradait à la cour de Russie comme dans toutes les cours d’Europe, de “l’apocalypse joyeuse de la Régence” en France, aux quinze cent robes d’Elisabeth. Catherine n’eut pas à chercher très loin ses exemples. Mariée à quatorze ans au futur tsar Pierre III que ces plaisirs intéressaient peu,  elle eut vite fait de l’exiler et de le remplacer par des amants choisis avec une subtilité que Makine  décrit comme une farce érotique kaléïdoscopique, jouant avec brio avec les images accrocheuses que les historiens de tous les temps n’ont pas manqué d’exploiter jusqu’à plus soif.

La culture de ce temps  portait des velléités de constitution, on connaît la correspondance de Catherine II avec Voltaire, son invitation de Diderot en Russie, son intérêt pour la lecture et pour l’écriture, pour l’art et les idées, ses velléités de réformes vite piétinés par ce qu’on n’appelait pas encore les lobbys, représentant les classes privilégiées de l’époque.

Tout le livre est construit comme une lanterne magique qui tourne et qui à chaque tour laisse apparaître un nouvel angle de vue. Il y a l’histoire de Catherine II et il y a l’histoire d’Erdmann, lointain héritier de ces Allemands que Catherine fit venir en Russie en grand nombre. Oleg Erdman écrit le scénario d’un film sur Catherine II et  poursuit une chimère : celle de découvrir une Catherine rêvant de fuir la Russie, le pouvoir, la culture et les plaisirs de palais,  pour vivre dans un petit village de Toscane, son histoire d’amour avec Lanskoï,  Pour tenter de découvrir un ailleurs,   “une vie à l’écart de l’ingénieuse farce des humains.”

La lanterne magique tourne, le scénario d’Erdman traverse d’abord l’ère soviétique, Oleg est un jeune homme amoureux d’une critique cinématographique qui a surtout envie de réussir sa vie dans le monde où elle vit, on dirait aujourd’hui que c’est une femme réaliste, lui cherche une vérité et les deux forcément ne se rencontrent pas. 

Son histoire personnelle le pousse à chercher dans l’histoire de Catherine quelque chose qui le raccroche à sa propre histoire, à celle de son père dont il ne garde, à cette époque-là de sa vie que les chimères architecturales comme cet enfant de Dodeskaden vivant dans le coffre d’une voiture et manipulant avec précaution les rêves de son père de luxueuse maison, maquettes de palais et une phase cent fois répétée : “et tout ça à cause d’une petite allemande devenue la grande Catherine”. Son père victime d’une des dernières purges  de Staline, celle contre le cosmopolitisme dans la culture et les sciences. Très belles pages sur le père (celui de Makine ?) “ A sa libération, il retrouva Marta, la vie reprit, mais il leur manquait désormais l’essentiel. La foi dans la vie. “Il étaient comme ce petit rameau qu’on met dans l’eau – les feuilles s’ouvrent, dégagent une senteur de printemps et laissent même apparaître à la cassure, des radicelles qui cherchent en vain la fermeté du sol.”

Plus tard, conscient de tout ce que son père avait traversé il retourne sur les traces de son enfance : “L’immeuble qu’il aborde ressemble à une rocher solitaire. Une maison étroite de trois étages que l’urbanisme chaotique a oublié dans une nœud coulant de voies de communication : tissage de rails, viaduc exhibant son armature rouillée… mais après tout, les gens continuent à y vivre et c’est ici qu’Oleg a vécu toute son enfance.”

La lanterne magique tourne, voici Catherine dans son histoire racontée par les historiens, les bouts cachés de cette histoire recherchés par Oleg Erdman, ou par les professeurs Lourié ou Bassov qui l’aident dans ses recherches. Voici,  sans transition l’histoire de la Russie au 20ème siècle, la Russie soviétique de Staline et de ses successeurs avec leurs murs idéologiques, la Russie libérale de Poutine et ses murs financiers, voici l’histoire d’Oleg Erdman où se mêlent l’histoire de son père, architecte puis valeureux soldat, puis victime de son nom allemand et des obsessions staliniènes, voici maintenant l’histoire des amours d’Oleg, intimement liées aux aventures de son scénario sur Catherine II…  et aux péripéties de ses réalisations, et voici derrière tout cela, en filigrane une soif immense d’authenticité.

Là est sans doute la finalité de ce roman

Redonner de la place aux valeurs authentiques d’amour et de fraternité , valeurs menacées de tous côtés par les valeurs embaumées de l’idéologie, par les valeurs circonstancielles du commerce, par les valeurs technocratiques des experts qui ont remplacé la politique par les valeurs marchandises, tamtamisées et relayées par tout ce qui accède aujourd’hui à la tribune.

Ce désir d’authenticité est présent tout au long du livre et Makine s’y montre d’une grande sobriété : là commence la vie intime, et cette vie intime n’a pas besoin de tribune. 

A côté du plaisir aux étalages de la pornographie, de l’amour de bazar de la miévrerie, André Makine rappelle avec courage l’existence de l’amour authentique fait des petites choses de la vie, de la rencontre parfois d’un homme et d’une femme qui respirent ensemble.

 L’amour authentique reste, ici, subversif comme  sont subversives aujourd’hui les forêts qui poussent sans que personne n’ait à s’en mêler, la nourriture sans chimie qui a nourri l’humanité de son commencent jusqu’aux années soixante du XXème siècle ou la marche à pied grâce à laquelle l’humanité a fait l’essentiel de son chemin.

André Makine n’explique rien, il utilise toutes les ressources du roman “pour montrer” et il rejoint en cela tous les grands romanciers russes.  Il montre l’Histoire réécrite par les dominants qui est toujours “un tonneau de mensonge dans une goutte de vérité”, il montre “la farce pompeuse de l’histoire et les singeries mondaines.” , “le flots de turpitudes pompeuses qu’on appelle des événements historiques”, il montre “l’absurde magistral du destin d’une femme”, ” et, à chaque génération, “le festin des nantis au milieu d’un pays pillé” il montre ”, “la muflerie que nous appelons la logique du progrès”    “l’infini minutie avec laquelle l’homme est toujours prêt à torturer son prochain” , il montre “les robots obéissant à d’autres robots”,  “les 4x4 qui ressemblent à de grosses bêtes sûres de leur droit de vous passer dessus”, “l’obligation de réussir qui exige des gens la fermeté morne des automates”, il montre l’absurdité qui émousse toute capacité d’étonnement”, il montre “, les arguments sages qui consolent les hommes d’avoir raté l’essentiel”, mais il montre aussi “l’appartement communautaire, ce lieu si pauvre qui semble parfois doté d’une vérité (de fraternité humaine) introuvable ailleurs”,  il montre aussi Oleg et Eva “qui s’étreignent, opposant au noir glacé qui les fixe ce bref instant,  un lien fragile,(et qui est) le plus solide que l’homme puisse espérer dans sa vie”, il montre “ la simplicité extrême et la nudité de l’homme face au ciel”

Le jeu de la domination et de la chair” revient ainsi comme une image obsessionnelle, comme un écueil incontournable, comme une loi du monde à laquelle cependant on n’est obligé de soumettre.

Si je ne devais dire qu’une seule phrase sur ce roman, je dirais : voici auteur qui semble vivre dans un monde que je reconnais.

Une femme aimée    André Makine Ed Seuil

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