Je voulais réécrire ce texte avant de le publier, mais puisque François Maspero participe ce soir au débat de Médiapart, j'ai une grande envie de lui faire signe et de dire à tous ceux qui n'ont pas encore lu ses romans, qu'ils sont parmi les meilleurs que j'ai lus.
Une plume de grande vérité, un homme chaleureux et lucide, peintre des hommes et des femmes qui ont choisi la solidarité avec les peuples en mouvement, contre la fatalité “de la sélection naturelle”, autrement dit, des colonisations, extérieures et intérieures.
François Maspero passé la cinquantaine quand il devient un jeune écrivain. On se doute, bien sûr, qu’il a écrit toute sa vie, on imagine bien que ses romans rassemblent des notes prises sur le vif mais l’homme qui écrit les romans est un homme d’expérience, j’hésite à dire un sage tant le mot s’est déporté, dans le vocabulaire contemporain, vers des postures désengagées et immobiles. Je dirais que les livres de François Maspéro sont le regard d’un homme sage porté sur des hommes et des femmes qui n’ont cessé de vivre intensément leurs engagements et leurs amours, des individus qui n’ont cessé de traduire leurs convictions en actes, de risquer la vie des leurs idées et souvent leur propre vie sans refuser aucune des révisions que l’histoire déroule sous leurs yeux.
Le Figuier est centré sur les vingt années durant lesquelles François Maspéro s’est aventuré dans la librairie puis dans l’imprimerie, une aventure qui s’est heurté à la censure, aux procès, à l’attentat. Il se trouve que ces vingt années correspondent à la guerre d’Algérie, aux révolutions en Amérique latine, aux retombées déjà un peu lointaine de la deuxième guerre mondiale.
Le mouvement de l’histoire, peuples affamés et meurtris, miraculeusement unis face aux puissances suréquipées d’armes lourdes et de suffisances , des ébauches de révolution, le halètement plein d’espérance de tout un peuple, puis la nuit de l’ordre qui reprend ses mitraillettes et ses slogans. La nuit de ceux qui capitalisent les dividendes de l’histoire et en privatisent le récit.
Dans Le sourire du chat, le narrateur, Luc, que son frère appelle le chat, assiste au retour d’un des survivants des camps nazzis tandis que son père, lui, ne revient pas. François Maspéro écrit : “Il se surprend à en vouloir à cet homme. C’est un réflexe primaire, il le sait. C’est injuste. Il ne peut rien contre. Les morts passent trop souvent dans les récits des survivants comme des ombres qui n’ont pas eu de chance. Des ombres qui ne font qu’accentuer le propre calvaire des narrateurs. Et puis, il y a tous ceux qui font parler les morts. Aux commémorations : martyrs ou héros. Un jour on lira dans le livre d’un survivant que les mort n’ont pas besoin de drapeau : seulement d’un regard pur et fraternel. Celui-là il l’aimera. Et quelques autres comme lui. Rares. ”,
C’est ce regard pur et fraternel que l’on retrouve dans les romans de François Maspéro. Le refus d’oublier. Le souci de s’en tenir aux faits. Avec précision. Avec obstination. Avec vérité. Cela n’empêche pas le doute : l’écriture est-elle vraiment un engagement ? Il écrit à propos de celui que tout le monde appelle par ses initiales F.G., un peu imprimeur, un peu éditeur, un peu écrivain, un peu poète, ce n’est peut-être pas très sérieux. Chasseur de papillon.
Il ne parle jamais longtemps. Il s’exprime par courte rafales inachevées et c’est toujours à l’occasion d’un détail, qui peut être la couleur du ciel de ce jour-là comme la longueur d’un titre sur une couverture, qu’il lâche quelques phrases sur un ton qui en gomme l’importance. Encore les suspend-il souvent sur une formule banale « après tout, c’est à chacun de voir », ou, « ce n’est pas la peine de faire tant d’histoires pour un peu de noir sur un bout de papier. »
On sent une interrogation chez François Maspéro : s’engage-t-il suffisemment, ne reste-t-il pas toujours du même côté de la page ? Alors que tant d’autres choisissent leur camps et le défendent une fois pour toutes, jusqu’à l’aveuglement parfois, parfois jusqu’à la mort. Telle Mary, une femme de nulle part, belle femme amoureuse qui ne fait aucune concession et qui dit à Manuel (dont on se demande quelle part de lui-même François Maspéro prête à ce personnage) :
“«… je ne te comprends pas. Je lis parfois tes articles, ils sont bons, mais on dirait que tu ne veux jamais être davantage qu’un écho. Tu t’imprègnes de ce que tu vois, de ce que tu entends, de ce qui t’entoure, tu ne vas pas plus loin. Tu ne conclus pas, tu ne prends pas parti. Au fond, tu ne dis jamais ce que tu penses. Ce doit être épuisant à la longue de n’être qu’un buvard : je n’aimerais pas ce rôle là. »
L’interrogation revient plusieurs fois dans le Figuier et on sent constamment que François Maspéro répugne à se mettre en avant. Le narrateur n’a qu’un rôle très modeste dans le roman. Manuel (c’est souvent à travers le regard de ce dernier que se déroulent les événements et que sont décrit les autres personnages) Manuel, être sensible et courageux est poursuivi par une espèce d’obligation intime de s’engager mais ce qu’il sait faire de mieux, c’est écrire, témoigner, saisir l’instant au plus près de son intensité, de sa vérité. Il va avec le peuple mais toujours avec la conscience lourde de ne pas faire partie de ce peuple. C’est un grand peintre des révolutions et il sait que cela ne fait pas de lui un révolutionnaire. Mais le récit ne fait-il pas partie des enjeux des révolutions ? L’acharnement des juntes contre les poètes et les diffuseurs de récits vrais suffirait à prouver le contraire. Cependant, vivre avec et dans la révolution ne nourrit sans doute pas la conscience de la même manière. L’écriture n’apporte pas cette certitude sereine qui fait dire à Mary, qu’elle a enfin trouvé son pays, elle qui s’engage dans la révolution de Nuèvo Cordoba et abandonne même la photographie,. « Ici, dit-elle, c’est différent : je n’ai rien choisi ; c’est cette terre, ce sont ces gens qui m’ont prise, je n’ai rien eu à leur demander, à quémander, à justifier. Je n’ai eu qu’à me laisser emporter. (…) petit rouage dans la lutte. Je ne cherche plus rien. »
Mary aura été peu de temps auparavant une des deux seuls photographes qui auront ramené des témoignages de la sinistre journée du 17 octobre à Paris où De Gaule aura laissé les pleins pouvoirs au préfet de police Papon pour réprimer la manifestation pacifique des algériens contre le couvre-feu qui venait de leur être imposé. Mary aura également vécu une belle rencontre avec F.G. dont l’âge était presque le double du sien.
F.G. est un de ces survivants des camps nazis qui errent dans la vie comme des fantômes. Il peut accomplir des actes de courage, des actes que d’autres appelleraient des engagements révolutionnaires, il peut écrire les mots forts de la poésie qui explose des profondeurs, il peut aimer une femme avec ferveur, il ne peut vivre que dans l’instant, privé une fois pour toute d’avenir n’évoquant le passé que comme une chose qui se serait détachée de lui. Il était revenu des camps, il était revenu, aux yeux des autres, à la vie normale.
Oui, c’était la vie normale. Ceux du Front populaire, ses camarades de la résistance étaient pour la plupart, au parti communiste : ils l’attendaient comme on attend une grande famille. Mais il avait de longue date, peu de goût pour la famille. Ils s’étaient donné du mal pour l’aider. L’aider à quoi ? A vivre comme eux. Il n’était plus comme eux, mais il ne pouvait pas leur expliquer. Il se sentait ailleurs, mais où ? Il avait des gestes à contretemps, des phrases à contresens. Des absences insoutenables, ou des ricanements insolites. Il ne supportait pas l’indifférence et encore moins qu’on le plaigne : il ne se sentait pas fait pour le malheur. Il décourageait les bonnes volontés. Faute de pouvoir s’expliquer, il se sentait fautif. Il disait que c’était la fatigue, l’épuisement. Il n’y croyait lui-même qu’à moitié.
Il avait eu une vie antérieure, il avait été photographe, reporter. Là, déjà, il avait fait montre d’une grande humanité, pour faire ses reportages il s’était plongé longuement dans la vie des Inuits, il avait vécu leur vie, appris le respect :
Il avait également compris qu’il ne lui servirait à rien de poser des questions, qu’il lui fallait attendre, écouter, se laisser couler dans l’ordre de la vie, des gestes, des mots. Absurdité des questionnaires qu’on lui avait confiés. Etre à l’écoute des vents, du froissement minuscule des flocons de neige sur la glace, du rire des femmes. Se laisser glisser dans le secret qui se tisse dans la nuit autour de mille indices imperceptibles et familiers.
Il n’avait pas été dupe des aides américaines arrivés peu de temps après :
Ces petits Inuits avaient touché plus tard quelques liasses de dollars en contrepartie de découvertes minières : de quoi se faire construire des sortes de cottages plastifiés ; ils vivaient désormais sur une zone triste où la neige se marbrait de bitume et de déchets rouillés : banlieue perdue sans ville aux confins du monde. Ils regardaient des westerns à la maison.
C’est seulement à Mary et par tout petits morceaux que F.G. avait accepté de livrer quelques bribes de ce passé. Mary qu’il aimait avec fougue mais à qui il interdisait le moindre rêve d’avenir et surtout celui d’un enfant.
Derrière ces bouts de phrases, derrière cette difficulté à dire des mots qui puissent être entendus on sent toute l’obstination de François Maspéro de ne pas laisser plonger dans l’oubli ces visages, ces existences malmenées non par l’histoire mais par ceux qui prétendent la faire. Ne pas laisser effacer la réalité de ces vies singulières, pleinement humaines, ne rien laisser disparaître des crimes recyclés en victoires de l’ordre sur le chaos présumé des velléités du peuple laissé à lui-même.
Il faut dire un mot encore sur les relations amoureuses, celles entre Manuel et Claire, celle entre F.G. et Mary, celle brèves et épisodiques entre Manuel et Mary. Le point de vue de François Maspéro reste là encore celui de la vie. Le voilà peintre de la complicité joyeuse, peintre du désir aux multiples visages, aux multiples virages, toujours avec cette sincérité absolue qui est la marque de François Maspéro. L’amour avec toutes ses fidélités parfois peu lisibles, ses rires merveilleux, ses métamorphoses soudaines, les joies soudaines et inventives des chemins partagés, la distance infinie qui saisit tout à coup un couple qui avait foi en son éternité. Tout est décrit avec respect, avec un regard chaleureux sur les êtres, avec précision et avec des phrases simples dont la densité n’apparaît pas toujours au premier regard.
L’envie qui me vient à la fin de ces lectures c’est de serrer la main de son auteur.