As tu fais quelque chose de sale ce soir ? Je veux dire, est ce que tu as senti le frisson t'emporter au fur et à mesure que tes mains devenaient poisseuses de tes sécrétions diverses et variées et que ton esprit se liquéfiait sous l'empreinte et l'emprise de l'illicite ? L'as tu vu partir en volutes ou toi même était tu tellement erratique que tu traversais la pièce comme un ballon qui se dégonfle hurlant de la même voix suraigüe l'air expulsé de tes poumons ?
Si tu ne sors pas sans ta solution hydroalcoolique, si tu as plus peur des ténèbres que du noir, si le vif te choque plus que le cru, si la plongée te donne le vertige, alors passes ton chemin. Ce livre là n'est pas pour toi. Tu ne le comprendrais pas.
"Elle gisait étendue sur le dos, sur un talus couvert de lierre"..."son visage était meurtri et sa langue sortait de sa bouche. Son soutien-gorge était défait et remonté au dessus de ses seins. Un bas nylon et une cordelette étaient nouées autour de son cou. Les deux ligatures mordaient les chairs en profondeur".
On était le 22 juin 1958. Elle s'appelait Jean Ellroy et on n'a jamais retrouvé son meurtrier. Fruit d'une liaison difficile, jouet d'un divorce douloureux, son fils James oscillera ensuite toute sa jeunesse entre délits, alcool, drogues, provocations et masturbations. Il à dix ans à l'époque et aucun chagrin d'une mère qu'il hait. Il ne sait pas non plus que cette banlieue de L.A. sera plus tard son terrain de jeu.
C'est le début de la fuite, sous et ensuite au delà de l'influence d'un père lâche et violent. De groupuscules antisémites voire Néo-nazis ou anticommunistes en hôpitaux, de larcins en substances inhalées, bues ou ingérées, de provocations en enfers, James Ellroy reste marqué par le crime et les femmes. L'une d'entre elle, l'obsède particulièrement. Jusqu'au cauchemar. Elisabeth Short, plus connue sous le surnom du "Dahlia Noir" retrouvée mutilée sauvagement et dont le crime ne sera, la encore, jamais élucidé. Jean Ellroy est en ombre derrière...
Chaque page que tu tournes de ce livre est un rasoir qui entaille tes doigts et tes sens. Et pourtant tu suis avec fascination, avec cette sensation de corde qui étrangle et coupe l'air de tes poumons ces descriptions cliniques au scalpel rougi doublement du sang qu'il découvre et de la plaie qu'il cautérise.
D'habitude les auteurs lorsqu'ils font une autobiographie livrent des secrets de polichinelle, de jours heureux et insouciants, de matin dorés comme les tartines beurrées des tablées de leur enfance au milieu des blés. Ils ne parlent pas de leurs délires, de leur turpides , de leur chemin de croix pour passer de la haine à l'amour, de leurs obsessions et de leurs fantasmes, des confins de la folie. Ils ne livrent pas en filigrane toute la noirceur de l'Américan Way of Life à travers le crime, le racisme, la corruption et la violence.
"Ma Part d'ombre" est le poids trop lourd de deux histoires parallèles. Celle de la mort de Jean et la chronique brute d'une époque sauvage sous des apparences lissées d'une part, et celle des retrouvailles d'un fils avec sa mère sous les coups de boutoirs furieux de l'auteur qui n'aura de cesse de rechercher son meurtrier, allant jusqu'à reprendre l'enquête en 94 avec l'aide d'un détective.
Une oeuvre, dérangeante, brutale, ou les aspérités sont poisseuses, ou la réalité est crue, ou la saleté émerge. La vraie catharsis de celui qui n'avait jusqu'ici dans ses oeuvres précédentes que tenté d'exorciser ses démons.
Si tu n'as pas peur de te salir les mains...de sentir dégouliner en toi le frisson glacé de l'obsession...
James Ellroy - Ma part d'ombre
Editions Rivages