L’Espagne a tiré ses rois une deuxième fois. Dix jours après l’Épiphanie, les sujets de Felipe VI ont assisté à la finale de la Supercoupe depuis leurs canapés. Ils étaient rares en tribune. Le Clásico de dimanche 15 janvier 2022 s’est disputé dans un autre royaume, à 6 600 kilomètres de là. Et le FC Barcelone l’a emporté 3 à 1 face au Real Madrid.
Hôte de la compétition depuis 2020, l’Arabie saoudite a été soulagée de les voir se qualifier aux tirs aux buts lors des demi-finales, face à Valence et au Betis Séville. Car quand aucun de ces deux géants n’est sur la pelouse, comme lors de l’Atlético de Madrid - Athletic Bilbao de l’an passé, le stade du roi Fahd sonne creux.
Riyad ne verse d’ailleurs 40 millions d’euros par an à la fédération espagnole (RFEF) qu’à la condition de voir des stars. En cas d’absence du FC Barcelone ou du Real Madrid, une pénalité de 5 millions par équipe est prévue. Sans compter que les clubs touchent des primes de participation différentes selon leur standing.
Le Real et le Barça ont l’assurance de recevoir 2,8 millions d’euros pour le simple fait de fouler le gazon saoudien. De son côté Valence encaisse 1,7 millions et le Betis Séville ramasse 750 000 euros. Un autre million est promis aux finalistes et encore un au vainqueur. Le partage de la galette est donc tout sauf équitable.
En octobre dernier, Valence a demandé aux tribunaux de sanctionner cette « répartition inégale et arbitraire ». Le contrat que la RFEF a signé avec la compagnie publique saoudienne Sela accorde une plus grosse enveloppe aux formations ayant remporté des titres internationaux. Aussi, le Barça et le Real sont-ils les seuls à pouvoir empocher 2,8 millions d’euros. Du point de vue du président du Betis, dont l’armoire à trophées européens est vide, c’est « injuste ».
Les polémiques ne datent pas d’aujourd’hui. Quand le président de la RFEF, Luis Rubiales, a annoncé que le tournoi aurait désormais lieu en Arabie saoudite, en novembre 2019, on lui a d’abord reproché cette destination. En plus de se trouver à l’autre bout du monde, Riyad est à mille lieues des standards démocratiques. « Le football appartient aux supporters, le tournoi devrait se jouer en Espagne », juge le journaliste sportif Juan Arroita.
Dirigé d’une main de fer par Mohammed ben Salmane, la pétromonarchie, où les femmes ont besoin d’un homme pour la moindre démarche, « met en prison et réduit au silence tous ceux qui essayent de s’exprimer librement », accuse la branche espagnole d’Amnesty International. La fédération aurait donc pu choisir une autre destination…
Ce ne sont pas les occasions qui ont manqué. De nombreux candidats étaient prêts à aligner les zéros pour accueillir la supercoupe. Mais Rubiales assure que le choix de la RFEF n’a pas été dicté par l’argent. « Les recettes auraient été les mêmes avec n’importe quel autre pays », jure-t-il. Le président ajoute même, la main sur le cœur, que la fédération a ressenti une « obligation morale d’aller là-bas pour aider » et « participer activement à la transformation de la société. »
Dans les faits, ce bel engagement se traduit par « l’accès sans restrictions des matchs aux femmes et la mise en place d’une compétition de football féminin ». Deux mesurettes qui permettent à Rubiales de clamer : « C’est la supercoupe de l’égalité ». Pas sûr que les dirigeants du Betis et de Valence soient d’accord.
De l’avis de Juan Arroita, l’opération peut surtout être assimilée à un blanchiment d’image : « Je considère que donner la possibilité à ces pays qui foulent aux pieds les droits humains de se normaliser est une erreur. »
La fable de la RFEF ne résiste de toute façon pas longtemps aux faits. D’après des documents internes à la fédération obtenus par le journal en ligne El Confidencial, un pré-accord avait d’abord été signé avec le Qatar le 23 août 2019. Doha était prête à offrir 33 millions d’euros pour chaque édition, sans pénalités en cas d’absence du Real Madrid ou du FC Barcelone. À partir de la quatrième édition, une revalorisation de 3 % par an devait être instaurée. Tout était prêt à être ratifié, quand Gérard Piqué est entré en jeu.
À en croire des messages audios publiés par El Confidencial, « Piqué a fait pression pour que Rubiales opte pour la proposition saoudienne ». Il faut dire qu’elle comportait un sacré avantage pour lui. Dans une annexe – absente du pré-accord avec les qataris – Riyad s’engageait à verser quatre millions d’euros par an à Kosmos, l’entreprise de Piqué, en tant qu’intermédiaire.
L’ancien défenseur du Barça, qui défendait encore les couleurs azulgranas à l’époque, explique que tout est « légal » et que ce chiffre « correspond à ce que toutes les agences touchent pour ce genre de gestion. » Mais de quelle gestion s’agit-il au juste ? « J’ai offert une opportunité à la RFEF parce qu’avant le changement de format, elle gagnait 120 000 euros pour la supercoupe et aujourd’hui 40 millions », défend-il. Pourtant, les recettes n’auraient-elles pas été « les mêmes avec n’importe quel autre pays », si l’on en croit Rubiales ?
À la lumière des audios dévoilés par El Confidencial, il semble que Piqué disposât d’entrées limitées à Riyad. « Rubi (surnom de Luis Rubiales, NDLR), tu crois qu’en nous rapprochant du Roi, ça pourrait aider… Il a une très bonne relation avec les gens là-bas, avec le roi, ou je ne sais quoi, des Saoudiens », hasarde-t-il le 12 mai 2019.
Le joueur fait ici référence à Juan Carlos, en exil dans la péninsule arabique depuis son abdication en 2012. L’ancienne tête couronnée est suspectée d’avoir reçu 100 millions de dollars de l’Arabie saoudite. « Si tu as besoin du Roi en exil c’est que tu n’es pas un intermédiaire si efficace que ça », moque Alejandro Requeijo Mateo, journaliste à El Confidencial.
Interrogé sur l'existence d’une commission pour Kosmos, Rubiales a d’abord botté en touche. « Moi je travaille pour la fédération, je ne travaille pas pour les autres et je ne connais pas ces détails », balayait-il au micro de la radio COPE fin 2019. Le président s’est aussi bien gardé d’indiquer qu’une partie de son salaire était indexée sur les revenus de la fédération.
Autrement dit, s’il veut profiter d’une partie des 40 millions d’euros du contrat, l’homme qui est responsable des arbitres en Espagne a personnellement intérêt à ce que le Real Madrid et le FC Barcelone jouent la Supercopa. Car sans eux, la RFEF ne touche que 30 millions, et la part variable de ses revenus diminue.
« Dans la situation actuelle, la fédération ressort gagnante quand Madrid et Barcelone l’emportent », constate Juan Arroita. « Cela entraîne forcément des suspicions. » En avril 2022, les révélations faites par El Confidencial ont poussé un entraîneur de la RFEF, Miguel Galán, à porter plainte contre Luis Rubiales et Gerard Piqué pour « corruption entre particuliers, corruption dans les affaires, administration déloyale, prévarication administrative et corruption. »
La justice a lancé une enquête en mai 2019. « Elle cherche au moins à retracer le parcours de l’argent », indique Alejandro Requeijo Mateo. « Pour les juges impliqués, la grande quantité d’argent touchée par Piqué est louche, sachant qu’il avait peu de marge de manœuvre en tant qu’intermédiaire. »
Ce n’est pas le seul nuage qui plane au-dessus du crâne chauve de Rubiales. Le président de la fédération est aussi accusé d’avoir utilisé les deniers publics pour se payer un appartement de luxe à Madrid, faire espionner ses rivaux, voyager à New York et organiser une partie fine dans le sud de l’Espagne. Pour l’heure, la RFEF défend son président sans lui apporter le moindre alibi. Elle s’est contentée de supprimer la part variable de son salaire.
Et Rubiales, qui n’a certes pas osé s’en prendre à Zinédine Zidane, est toujours en poste. « En Espagne, il faut vraiment un scandale énorme pour que ça bouge », regrette Juan Arroita.