Au cours des dernières années, jeune travailleuse précaire j’ai pu travailler au service de plusieurs administrations et constater les mêmes dynamiques. En interne, un climat d’apparence bienveillant qui sous des airs détendus et d’entre-soi va organiser du harcèlement moral envers les agents les plus précaires puis créer des tensions entre personnels, mises sur le dos de l’interpersonnel, dépolitisées.
J’ai aussi vu des directeurs, là pour atteindre des objectifs et, pour ce faire, prêts à tordre des réalités, qu’elles viennent des agents ou de rapports commandités. Toute résistance de mes équipes successives étaient systématiquement rapportées à un corporatisme ou un conservatisme.
Refuser de réformer le service public serait forcément une « résistance au changement » et camper la figure de l’ancien bureaucrate peu soucieux des usagers. Pire encore, les réformes entreprises par ces administrations ne sont en réalité pas si bénéfiques pour les usagers. L’intensification du travail des collègues et la réduction des moyens vise aussi à réduire les moyens alloués aux usagers. Installer du numérique partout pour éviter que les usagers ne contestent ou ne négocient les décisions car un formulaire est bien plus absolu qu’un agent. Généraliser ce numérique pour ne plus payer d’agent et accroître la fracture numérique.
Face au chômage, j’ai pu faire l’expérience toute aussi frontalement du traitement des usagers. Un traitement coercitif, impersonnel et opaque. Des relations et opérations directement imposées par message, sans prise en compte de ma situation. C’est ainsi qu’en fin de chômage j’ai été menacée de voir mon allocation rétroactivement supprimée pour ne pas avoir participé à une formation non seulement inadaptée à mon profil mais surtout, programmée sur un jour pendant lequel j’exerçais une activité professionnelle.
C’est aussi avec France Travail que le calcul de mon allocation s’est révélé inexact (trop faible) et que plusieurs mois après la fin du chômage un trop-perçu m’a été réclamé. Situation angoissante et, hormis par courrier, la procédure indiquée était impossible : le menu indiqué n’existait tout simplement pas.
Rusant en contactant alors l’agent m’ayant envoyé le trop-perçu, puis l’agent chargé de mon indemnisation, tous se sont renvoyé le dossier. Bien sûr, n’étant plus indemnisée plus personne n’était alors en charge de mon dossier. Si la situation a pu être résolue, face à une autre administration, celle-ci émettant ses propres documents, elle a pu me créer une dette inexistante et me contraindre à rembourser une somme jamais perçue. Ironie de la situation, après ces démarches opaques et une certaine dose de réponses automatiques, un courriel tout aussi automatique me demande ma satisfaction.
Toute autre situation avec mon petit frère, un homme trans. Alors qu’il a parfaitement joué le jeu de l’administration, qu’il a consciencieusement fait compléter des dossiers interminables et absurdes pour prouver qu’il est un homme, les administrations n’ont été que peu soucieuses du droit. Malgré un changement de prénoms à l’état civil, plusieurs services de l’État ont mis des années à tenir compte des mêmes justificatifs renvoyés à chaque prise de contact pour changer ses prénoms.
Le silence est une arme efficace de l’administration. Parfois, lorsque réponse il y a, le droit qui à d’autres moments est inflexible pour justifier les décisions de l’État, devient totalement soumis à des arguments techniques. Presque systématiquement, alors que le droit lui permet de changer sa civilité indépendamment de son numéro de Sécurité sociale, les administrations lui ont opposé un refus, soit par mésinterprétation du droit (alors même que les références juridiques exactes leur ont été montrées) soit par excuse du logiciel qui ne permettrait pas de changer cette mention.
En bref, mon petit frère reste soumis au bon vouloir des agents qui, même lorsque de bonne foi, sont eux-mêmes contraints par le manque de moyens et la réduction des marges de liberté (puisque le numérique se trouve souvent utilisé pour enfermer les possibles, du côté de l’usager comme des agents).
Ainsi, comme agent ou comme usagère, des outils comme le numérique notamment, sont mis au service de projets politiques délétères. La pression exercée par la contrainte administrative, la peur de remplir une déclaration d’une manière qui déplaise à l’administration, l’incertitude quant à la capacité de l’administration de verser à temps des prestations et sans se tromper … tout ça a mené au moins une fois tous mes proches et moi-même à simplement abandonner, à ne pas revendiquer des droits qu’on possède, à laisser l’administration être maltraitante (comme prestataire de service et comme employeur).
Face à cette situation déplorable, la voie souvent privilégiée par l’État a été de libéraliser, de se mettre soi-même des bâtons dans les roues pour justifier de privatiser sous prétexte que le privé ferait mieux. Il se trouve qu’en réalité, l’administration actuelle n’est plus ce cliché bureaucratique souvent dessiné et emprunte lourdement à la gestion de projets tirée du monde de l’entreprise. Il se trouve qu’en réalité, le privé parasite les financements publics sans améliorer le service rendu, j’ai pu le voir avec la chaîne de prestataires privés de France Travail m’imposant des services indigents et compliquant mes recours.
La solution devrait être toute autre. Plus de moyens aux services publics bien sûr. Mais aussi plus de démocratie pour parer les offensives technocrates ouvrant la voie à ce qu’il se passe actuellement aux États-Unis. Agents et usagers, nous devons protéger mutuellement nos droits mais aussi en conquérir d’autres, résister ensemble pour le bien commun et contre le gain de quelques-uns.