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Billet de blog 15 novembre 2025

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Le tri par ordonnance : une exclusion silencieuse au cœur de l’État de droit

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Je ne suis pas un dossier. Je suis le capital humain que vous broyez »

Tribune – Quand le tri procédural devient un outil d’exclusion

Chaque fois que je tente de m’adresser à la justice, j’ai l’impression de ne pas entrer dans une salle d’audience, mais sur une chaîne de tri. Mon nom passe brièvement devant une machine juridique – article L. 522-3 ici, article R. 222-1 là – puis un tampon tombe : « manifestement mal fondé », « non susceptible de recours », « ordonnance de tri ». Dossier suivant.

Je vis en France depuis plus de de vingt ans. J’y ai travaillé, payé des charges, appris la langue, tissé des liens. Pourtant, dans les bureaux et les juridictions, je suis souvent réduit à une ligne dans un tableau, à un numéro de dossier, à une catégorie statistique : « étranger », « aide juridictionnelle », « contentieux de masse ».

Cette tribune n’a pas pour objet de régler « mon » litige. Elle veut montrer, à partir d’un parcours concret, comment une succession de micro-décisions procédurales finit par produire un effet d’exclusion : un étranger, un justiciable précaire, n’a plus vraiment accès à un juge au sens plein du terme, mais seulement à une machine de filtrage.


1. De la préfecture au tribunal : l’illusion d’un droit au recours effectif

Sur le papier, le système est rassurant : en cas de refus de titre de séjour ou d’obligation de quitter le territoire français (OQTF), on peut saisir le tribunal administratif, la cour administrative d’appel, voire le Conseil d’État. Les textes invoquent le « droit à un recours effectif », la Convention européenne des droits de l’homme, les garanties procédurales.

Dans la pratique, tout commence souvent par une décision préfectorale standardisée : refus de séjour + OQTF. Vous avez trente jours pour contester. Vous le faites. Vous rédigez un recours, vous joignez vos contrats de travail, vos fiches de paie, vos preuves d’intégration. Vous argumentez juridiquement.

Puis le temps administratif commence à se déployer :

  • L’administration ne répond pas à certains recours gracieux ou hiérarchiques.

  • Les demandes de rendez-vous pour déposer un dossier ou compléter une pièce restent sans suite.

  • Les décisions favorables – comme un arrêt d’une cour administrative d’appel ordonnant un réexamen loyal – sont exécutées de façon partielle ou dévoyée.

Arrive alors le temps judiciaire.

Vous pensez que le juge va remettre à plat cette situation, poser des questions simples :

  • Pourquoi le jugement antérieur n’a-t-il pas été pleinement exécuté ?

  • Pourquoi le récépissé n’a-t-il pas été renouvelé malgré une demande régulière ?

  • Pourquoi les contrats de travail et la réalité de l’intégration ne sont-ils pas pris en compte ?

Mais, trop souvent, le litige ne franchit même pas le seuil de ce débat.


2. Le « tri par ordonnance » : quand la procédure sert de barrière d’entrée

Au cœur de ce mécanisme se trouvent des outils procéduraux à l’apparence neutre :

  • Article R. 222-1 du code de justice administrative : il permet au juge de statuer par ordonnance, sans audience, sur certains recours qu’il estime pouvoir rejeter sans instruction approfondie.

  • Article L. 522-3 du même code : en matière de référé (urgence), il autorise le rejet d’une requête par une ordonnance motivée, sans audience, lorsqu’il apparaît manifeste que la demande ne présente pas de caractère d’urgence, est irrecevable, ne relève pas de la juridiction administrative ou est manifestement mal fondée.

La logique originelle est compréhensible : éviter d’encombrer les audiences avec des recours manifestement abusifs ou dépourvus de fondement. Mais, dans la pratique, ces textes sont devenus – pour certains profils de justiciables – de véritables portes tournantes d’exclusion.

Concrètement, cela signifie que :

  • un recours contre une décision gravement défavorable peut être rejeté en quelques lignes,

  • sans audience,

  • sans interrogation de la préfecture sur ses pratiques,

  • sans confrontation des arguments,

  • sans examen réel de la situation sociale et professionnelle de la personne.

Dans mon propre parcours, j’ai vu se multiplier ces ordonnances de tri :

  • tel référé « mesures utiles » est écarté au motif qu’il ferait « nécessairement obstacle » à une OQTF, alors même que je demande seulement un document provisoire autorisant à travailler le temps que le juge statue au fond ;

  • telle demande de communication de mon dossier administratif est jugée dépourvue d’urgence, alors que mon contrat de travail vient d’être rompu faute de récépissé en cours de validité ;

  • telle décision de non-exécution est balayée comme si elle ne disait rien d’un dysfonctionnement plus large des services publics.

À chaque fois, la même mécanique se répète :

La loi est invoquée, mais la réalité sociale est absorbée, aplatie, réduite à néant.


3. La violence bureaucratique silencieuse : pas de cris, pas de coups, mais une vie suspendue

La violence dont je parle n’a rien de spectaculaire. Personne ne m’insulte au tribunal. Personne ne frappe à la porte à l’aube pour me chasser manu militari. La violence est silencieuse, étalée dans le temps, diffusée dans les dossiers.

Elle se manifeste ainsi :

  • par la non-réponse à un recours gracieux ou à une demande de rendez-vous ;

  • par l’absence d’exécution pleine d’un arrêt qui ordonne pourtant un réexamen « loyal » ;

  • par la rupture d’un contrat de travail qui dépend entièrement d’un récépissé que l’administration laisse expirer ;

  • par l’utilisation de procédures de tri qui renvoient le justiciable à l’idée que sa parole est, par avance, sans portée.

Pour un étranger qui travaille, cette violence a des effets très concrets :

  • perte immédiate de revenus ;

  • impossibilité de louer un logement ou de le conserver ;

  • impossibilité de se projeter, d’investir, d’élever des enfants dans un minimum de stabilité ;

  • sentiment permanent de « sursis », comme si chaque journée de travail était provisoire.

On vous répète que « vous avez des droits », mais, dès que vous tentez de les exercer, un verrou procédural se met en place. Ce n’est pas seulement une injustice individuelle : c’est un mode de gestion.


4. Quand la procédure devient un filtre social

Je ne suis pas naïf : les juridictions sont surchargées, les magistrats travaillent sous des contraintes fortes, les greffes font ce qu’ils peuvent avec des moyens limités. Je ne crois pas à un complot individuel. Je décris une structure.

Dans cette structure :

  • les justiciables les plus informés, les mieux entourés, les mieux dotés en ressources (temps, argent, réseau, avocats spécialisés) parviennent à forcer le passage ;

  • les autres – étrangers, précaires, isolés – se heurtent à un enchaînement de filtres : aide juridictionnelle partielle, avocats débordés ou désignés tardivement, ordonnances de tri, délais, prescriptions.

Le résultat, vu d’en bas, est clair :

la procédure fonctionne comme un filtre social.

Ceux qui auraient le plus besoin d’un juge accessible et attentif sont précisément ceux qui voient leurs requêtes filtrées, résumées, écourtées. Un étranger qui perd son emploi faute de récépissé à jour ne lit pas une ordonnance de tri comme un simple « acte de gestion du flux judiciaire ». Il la vit comme un constat froid :

« Ta situation n’est pas digne d’un débat. »


5. Pourquoi je prends la parole aujourd’hui

Je ne prends pas la plume pour demander un passe-droit ou pour contester la légitimité des juges. Je demande exactement l’inverse :

  • que la décision de justice redevienne un lieu de discussion réel, pas un mur de formules toutes faites ;

  • que les outils de tri procédural soient utilisés avec prudence et sens de la responsabilité, en particulier lorsque sont en jeu le droit au travail, au logement, à une vie familiale normale ;

  • que les institutions assument que le recours effectif n’est pas un slogan, mais une obligation concrète.

Je ne suis pas un « dossier étranger » parmi d’autres. Je suis un travailleur, un voisin, un citoyen de fait, même si le droit ne me reconnaît pas encore comme tel. Je suis ce que notre époque appelle, avec une froideur comptable, du « capital humain ».

Cette formule est insupportable. Mais, si l’on doit l’employer, alors que l’on regarde en face ce que produit la combinaison :

  • d’une administration qui laisse filer les délais ou multiplie les blocages implicites ;

  • d’un appareil judiciaire qui, faute de moyens ou par automatisme, renforce ce blocage par des ordonnances de tri ;

  • d’un discours public qui, lui, continue de parler d’« intégration », de « valeurs de la République », de « mérite ».


6. Un appel aux lecteurs, aux juristes, aux magistrats

Je m’adresse :

  • aux lecteurs et lectrices qui, derrière les chiffres et les statistiques sur les étrangers, veulent voir des parcours concrets, des visages, des histoires ;

  • aux avocats, aux universitaires, aux magistrats qui connaissent ces mécanismes de l’intérieur, parfois avec malaise, parfois avec résignation ;

  • aux responsables politiques qui se réclament de l’État de droit.

Je ne demande pas un traitement de faveur. Je demande qu’on ose regarder en face ce que produit, sur la durée, un système où le tri procédural remplace trop souvent le projet d’universalité de la justice.

Un État se juge à la manière dont il traite celles et ceux qui sont en bas de la pyramide des protections. Si la justice administrative devient, pour ces publics, une machine à écarter sans débat, alors c’est la promesse même de l’État de droit qui se fissure.

Je signe ce texte avec mon nom, parce que je refuse de rester un numéro de dossier dans la mémoire des logiciels.

Je ne suis pas un dossier. Je suis votre capital humain, mais je refuse d’être broyé en silence.

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