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Billet de blog 20 novembre 2025

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Je ne suis pas un dossier : comment l’État fabrique l’irrégularité qu’il punit

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je vis en France depuis plus de dix ans.
J’ai travaillé sur des chantiers, tiré des câbles, réparé des tableaux électriques, payé des cotisations sociales.
J’ai dormi sur des canapés, dans une chambre d’hébergement « gratuite » dont le prix réel était la dépendance, l’angoisse et le silence.
J’ai passé des heures à faire la queue devant les préfectures, avec un ticket à la main et l’impression d’être moins qu’un citoyen, moins même qu’un usager : un dossier à renouveler ou à éliminer.

Aujourd’hui, après cinq cartes de séjour, je n’ai plus de titre.
Je n’ai plus le droit de travailler.
Je n’ai plus de RSA.
Je suis toujours sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) datée du 12 juin 2025, mais je suis en même temps plongé dans des procédures contentieuses qui peuvent durer des années : un recours en annulation qui n’est pas jugé, un référé-suspension qui n’a jamais été fixé à l’audience, des référés rejetés au nom d’une formule magique : « ne pas faire obstacle à l’exécution de la décision administrative ».

Je ne suis pas un dossier.
Je suis votre capital humain broyé.
Ce que je raconte ici n’est pas seulement mon histoire : c’est la manière dont l’administration fabrique elle-même « l’irrégularité » qu’elle prétend ensuite combattre.


1. Dix ans en France, cinq cartes de séjour, zéro droit à l’erreur

Quand je suis arrivé en France, je ne savais pas que ma vie serait suspendue à des mots de code : « récépissé », « OQTF », « L.521-1 », « L.521-3 », « DALO ».
Je suis venu pour vivre, travailler, construire quelque chose. Pas pour devenir expert du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) ni pour apprendre par cœur le vocabulaire du contentieux administratif.

Pendant des années, j’ai vécu dans une forme de demi-existence :

  • Présent physiquement, mais administrativement précaire ;

  • Toléré tant que je m’épuise à rester discret, à accepter n’importe quel travail, à ne pas faire de vagues.

J’ai fini par obtenir une première carte de séjour, puis une deuxième, puis une troisième… Au total, cinq titres avant même qu’on m’ouvre enfin le droit au RSA. Ce simple fait en dit long : il faut parfois plusieurs années de présence régulière, plusieurs renouvellements, pour entrer dans le radar de la solidarité nationale.

Durant tout ce temps, j’ai été hébergé « gratuitement ». Sur le papier, cela ressemble à une chance. Dans la réalité, c’est une précarité maquillée : pas de bail à mon nom, pas de preuves de stabilité locative, une dépendance totale à la bonne volonté d’un hébergeant – et un argument tout trouvé pour l’administration : « Vous êtes hébergé gratuitement, donc votre situation n’est pas si grave. »

En réalité, derrière cette gratuité, il y a une logique : tant que je suis tenu dans l’informel, je reste un corps sans droits solides. On peut me renouveler, me tolérer, ou me couper net.


2. La promesse d’un projet : de futur entrepreneur à simple « salarié sous contrôle »

Un jour, j’ai cru que les choses allaient enfin changer.
Après presque dix ans de présence en France, j’ai présenté une demande de titre de séjour en expliquant clairement mon projet : créer ma propre entreprise dans le domaine où j’ai appris à travailler, l’électricité du bâtiment.

Je ne demandais ni cadeau, ni assistanat.
Je demandais le droit d’exister comme travailleur indépendant, de facturer mes interventions, de contribuer à l’économie autrement qu’en restant au bas de l’échelle.

Je l’ai dit en face, en commission :

« Si j’obtiens un titre de séjour stable, je veux créer une entreprise. »

La réponse de l’administration a été simple, froide et très révélatrice :

« Salarié. »

Pas « entrepreneur ».
Pas « vie privée et familiale ».
Pas « admis à séjourner au regard de la durée et de la densité de la présence en France ».
Non.
Juste un statut : salarié.

Sur le papier, cela ressemble à un geste : « Nous vous régularisons par le travail. »
En réalité, c’est un enfermement dans une case parfaitement utile pour l’État :

  • Un étranger salarié dépend d’un contrat de travail ;

  • S’il perd ce contrat, sa base de séjour s’effondre ;

  • Il redeviendra facilement un « expulsable ».

Le message implicite est clair :

« Vous pouvez rester, à condition de rester dépendant d’un employeur.
Si le marché du travail vous lâche, nous vous lâcherons aussi. »


3. Quand l’État fabrique la « faute » qu’il m’impute

La suite était presque écrite d’avance.

Avec une carte « salarié », ma vie est devenue un exercice d’équilibriste :
trouver des employeurs prêts à embaucher un étranger, accepter des conditions difficiles, des horaires lourds, des salaires parfois bas, pour ne pas perdre le précieux sésame : le droit au séjour.

Puis, comme souvent dans les secteurs précaires, les choses se sont compliquées :
fin de contrat, rupture de période d’essai, promesses d’embauche non tenues.

L’administration, qui m’avait mis sur ce rail, s’est retournée vers moi en disant :

« Vous ne travaillez pas suffisamment. Vous n’avez pas de situation professionnelle stable.
Donc nous refusons de renouveler votre titre. Et nous vous faisons une OQTF. »

Le 12 juin 2025, je reçois un arrêté préfectoral :

  • refus de séjour,

  • assorti d’une obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours.

Ce que personne ne dit dans ces décisions, c’est que l’État me reproche la conséquence d’une architecture qu’il a lui-même mise en place :

  • Il a choisi de me maintenir dans un statut lié à un contrat de travail ;

  • Il sait que dans les secteurs où je travaille, la précarité est structurelle ;

  • Lorsque cette précarité se manifeste (fin de contrat, rupture d’essai), il la transforme en argument juridique pour refuser mon séjour.

En d’autres termes :

L’État fabrique la fragilité professionnelle et sociale qu’il m’impute ensuite comme une faute.


4. OQTF, récépissé expiré et promesse d’emploi perdue : l’étranglement administratif

Après l’OQTF du 12 juin 2025, j’exerce mon droit :
je dépose un recours en annulation devant le tribunal administratif, dans les délais.
En théorie, ce recours suspend l’exécution forcée de l’éloignement le temps que le juge se prononce.

Mais dans la pratique, ma situation bascule dans une zone grise :

  • Mon récépissé porteur de la mention « autorise à travailler » est valable du 6 mai 2025 au 5 novembre 2025 ;

  • Une fois ce récépissé expiré, je n’ai plus le droit légal de travailler ;

  • L’OQTF plane comme une épée au-dessus de ma tête, mais la procédure contentieuse suit son rythme lent.

Entre-temps, une opportunité se présente :
l’association ARAMIS m’ouvre une porte, me permet de travailler, de prouver une nouvelle fois mon utilité et mon intégration.

Mais une promesse d’emploi ou un contrat n’attendent pas indéfiniment.
Sans titre de séjour en cours de validité, sans récépissé renouvelé, l’employeur ne peut pas me garder, ni me recruter.
Le poste ne reste pas vacant par compassion : il est attribué à quelqu’un d’autre.

Ainsi, pendant que l’État me reproche sur le papier de ne pas avoir d’emploi stable,
il organise matériellement l’impossibilité de conserver ou d’obtenir cet emploi :

  • en refusant de renouveler mon titre,

  • en laissant expirer mon récépissé,

  • en refusant de délivrer une autorisation provisoire de séjour me permettant de travailler dans l’attente du jugement.

C’est un étranglement administratif :
on coupe le souffle, puis on reproche à la victime de ne pas courir.


5. Référés et « mesures utiles » : quand la justice administrative devient un labyrinthe sans sortie

On pourrait croire qu’il existe un garde-fou : le juge des référés.
Sur le papier, plusieurs procédures existent :

  • le référé-suspension (L.521-1), pour demander la suspension d’un refus de séjour + OQTF ;

  • le référé-liberté (L.521-2), pour protéger une liberté fondamentale en 48 heures ;

  • le référé « mesures utiles » (L.521-3), pour obtenir des mesures provisoires nécessaires à la sauvegarde d’un droit.

Dans mon cas, j’ai utilisé ces voies.
Le résultat est édifiant.

Lorsque j’ai demandé, par L.521-3, qu’on ordonne au préfet de me délivrer un récépissé ou une autorisation provisoire de séjour avec droit au travail, le juge a répondu en substance :

Ce serait faire obstacle à l’exécution de la décision de refus de séjour et de l’OQTF.
Le référé « mesures utiles » ne permet pas cela.

Lorsque j’ai voulu que le Défenseur des droits soit enjoint de se prononcer sur ma plainte, même chose :
on m’explique que cela risquerait de perturber l’exécution de la décision préfectorale.

Ce qui est frappant, c’est la formule répétée :

« ne pas faire obstacle à l’exécution de la décision administrative ».

Elle est censée limiter le champ du référé L.521-3.
Dans la pratique, elle sert à évacuer toute mesure réellement protectrice, même lorsque la mesure ne suspend pas directement l’OQTF, mais vise simplement à éviter une catastrophe sociale totale (perte d’emploi, perte de ressources, basculement dans la misère).

Parallèlement, le référé-suspension L.521-1, qui devrait être l’outil naturel pour examiner en urgence la légalité du refus de séjour + OQTF, demeure sans audience fixée, alors même que mon récépissé a expiré, que j’ai perdu une promesse d’emploi, que mon RSA est coupé et que mon DALO n’est pas exécuté.

Le message implicite est terrible :

Vous avez le droit de contester, mais pas le droit de suspendre concrètement les dégâts causés par la décision pendant que vous contestez.

Le droit au recours existe sur le papier.
La protection effective, elle, se dissout dans les délais, les arguties de procédure et les formules toutes faites.


6. DALO, RSA, France Travail : l’art d’organiser la précarité

Ma situation ne se résume pas à un contentieux de séjour.
Elle se joue aussi sur le terrain social.

D’un côté, une décision DALO me reconnaît comme prioritaire et à reloger en urgence.
Sur le papier, cela signifie que l’État admet officiellement que mon hébergement est précaire, indigne, et qu’il doit intervenir.

Dans la réalité :

  • aucun relogement stable n’est intervenu ;

  • je reste ballotté dans un hébergement fragile, qui complique toute insertion professionnelle et sociale ;

  • cette même précarité est ensuite utilisée pour relativiser la gravité de ma situation : « vous êtes hébergé gratuitement… ».

De l’autre côté, le RSA est suspendu ou coupé, sans que soit pleinement prise en compte l’impossibilité de travailler légalement, alors même que l'État me maintient dans une situation irrégulière en refusant toute autorisation provisoire.

France Travail, enfin, fonctionne avec une logique paradoxale :
mon « employabilité » est évaluée, des dispositifs d’insertion sont évoqués, mais tout cela se heurte à la barrière du titre de séjour.
Pas de droit au travail, pas d’accès réel à l’emploi, donc pas d’insertion – et la boucle se referme.

Ce système crée une forme de sanction sociale silencieuse :
vous perdez votre titre, donc votre travail, donc votre RSA, donc vos perspectives de logement ;
et l’on vous reproche ensuite de n’avoir ni travail, ni logement, ni ressources.


7. De mon cas à un système : fabriquer l’irrégularité, puis la punir

Ce que je vis n’est pas une « erreur individuelle » d’un préfet ou d’un juge.
C’est le produit logique d’un système où :

  1. L’admission exceptionnelle au séjour par le travail est présentée comme une chance,
    alors qu’elle enferme l’étranger dans une dépendance totale au marché et à l’employeur ;

  2. La précarité du travail dans certains secteurs (bâtiment, nettoyage, restauration…) est utilisée pour dire ensuite :

    « Votre insertion n’est pas suffisante, nous refusons votre séjour » ;

  3. Le refus de séjour et l’OQTF entraînent la fin du récépissé autorisant le travail,
    ce qui condamne à la perte des emplois existants et à l’impossibilité d’en signer de nouveaux ;

  4. La justice administrative, par des interprétations extrêmement restrictives des référés,
    refuse toute mesure provisoire qui aurait un effet réellement protecteur (APS, récépissé, etc.) au nom d’un dogme : « ne pas faire obstacle » ;

  5. Les droits sociaux (DALO, RSA) sont neutralisés ou retardés,
    de sorte que la personne reste dans un état de vulnérabilité extrême durant toute la durée des recours.

Le résultat n’est pas un accident :
c’est un mode de gouvernement des étrangers pauvres.

On fabrique l’irrégularité :

  • en enfermant dans des statuts précaires,

  • en refusant de sécuriser provisoirement le droit au travail pendant les recours,

  • en ne mettant pas réellement en œuvre les décisions de relogement.

Puis on punit cette irrégularité :

  • en parlant d’« absence d’insertion »,

  • en multipliant les OQTF,

  • en faisant peser sur les épaules de la personne la responsabilité d’une situation créée par les choix de l’État.


8. Ce que je demande, ce que je refuse

Je n’écris pas ce texte pour me faire plaindre.
Je l’écris parce que mon histoire est un cas d’école de ce que devient l’« État de droit » lorsqu’il est colonisé par une logique purement gestionnaire et sécuritaire.

Je demande des choses simples, qui devraient aller de soi dans un pays qui se revendique de la Déclaration des droits de l’homme :

  1. Qu’aucun étranger ne soit privé du droit de travailler pendant qu’il conteste une décision d’éloignement.
    Tant qu’un recours contre un refus de séjour + OQTF est pendant, une autorisation provisoire de séjour avec droit au travail devrait être la règle, pas l’exception.

  2. Que l’exécution des décisions DALO soit effective et coordonnée avec le droit au séjour.
    Reconnaître quelqu’un comme prioritaire à reloger en urgence tout en le maintenant sous la menace de l’éloignement et sans droit au travail relève du cynisme institutionnel.

  3. Que la justice administrative soit tenue à des délais réels en matière de référé-suspension pour les personnes en situation de grande vulnérabilité sociale.
    Un référé qui n’est jamais fixé à l’audience n’est pas un recours : c’est un simulacre.

  4. Que l’on cesse de considérer le statut “salarié” comme une faveur, alors qu’il est dans certains cas une laisse juridique.
    Il est temps de reconnaître que lier de manière absolue le droit au séjour à un unique contrat de travail dans des secteurs précaires produit mécaniquement de l’exclusion et de la violence sociale.

Je refuse d’accepter que ma vie soit réduite à un enchaînement de codes, de références et de cases administratives.
Je refuse cette idée selon laquelle il serait normal que des années de travail, d’efforts, de procédures et de patience puissent être effacées par l’expiration d’un récépissé et un ordre d’éloignement signé en quelques lignes.

Je ne suis pas un dossier.
Je suis – comme des milliers d’autres – un être humain qui a investi sa force, sa santé, son intelligence dans ce pays.
Si la France veut continuer à se présenter comme une patrie des droits de l’homme, il est temps qu’elle regarde en face ce qu’elle fait de son propre capital humain :
non pas le capital qui se chiffre en milliards dans les bilans des entreprises,
mais celui qui se lève tôt, qui porte des charges, qui monte sur des échelles, qui tire des câbles, qui répare les murs.

Aujourd’hui, ce capital humain est broyé en silence,
et c’est précisément ce silence que je refuse.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.