Je vis en France depuis 2005.
Exécuter un arrêt, ce n’est pas cocher une case : c’est appliquer ce qu’il dit, là où il le dit, jusqu’à produire ses effets réels.
Quelques années auparavant, un tribunal administratif avait déjà ordonné que mon dossier passe devant la commission du titre de séjour. Cette commission a rendu un avis favorable, et le 11 décembre 2018, une carte portant la mention « salarié » m’a été délivrée. En 2019, j’ai demandé à la préfecture du Val‑de‑Marne de m’expliquer les raisons pour lesquelles ma demande d’une carte « vie privée et familiale » avait été refusée de façon implicite. C’est précisément ce point — obtenir un examen loyal sur ce motif et non sur un autre — qui a conduit ma défense à solliciter en appel un réexamen ciblé sur la « vie privée et familiale ». Au printemps 2021, la cour administrative d’appel de Paris, par son arrêt n° 20PA02317 du 30 avril 2021, a annulé un refus de séjour qui me visait et a ordonné à la préfecture du Val-de-Marne de reprendre mon dossier de manière loyale, en examinant ma situation familiale et personnelle telle qu’elle est, et en me remettant un récépissé pendant l’instruction. Elle n’a pas, en revanche, suivi la demande formulée par mon avocate : il n’a pas été ordonné de me délivrer, sous quinze jours et sous astreinte, une carte de séjour « vie privée et familiale » ; la voie choisie par la cour fut celle d’un réexamen loyal, avec récépissé, avant toute décision. Cette voie sera, plus tard, confirmée par le Conseil d’État ; elle écarte clairement l’idée d’une délivrance immédiate d’un titre, pourtant demandée par ma défense. C’était, pour moi, une promesse simple : on va enfin regarder votre vie réelle, pas un cliché de papier. Posons-le nettement : en choisissant le réexamen plutôt que la délivrance immédiate du titre demandée par ma défense, la justice a ouvert une brèche où l’administration a pu déplacer le débat, puis refermer la porte sans traiter le cœur de la décision.
L’année suivante, j’ai reçu deux lettres qui m’invitaient à emprunter une autre voie, celle d’un titre fondé sur le travail salarié. Ce n’était pas ce que disait la décision de justice. J’ai eu alors l’étrange impression d’être déplacé d’un guichet à l’autre, comme si l’on changeait l’étiquette collée sur mon dossier pour éviter de répondre à la question posée par les juges — renommer l’affaire pour ne pas la juger.
En janvier 2023, un document a constaté que la décision avait été « exécutée ». Sur le papier, tout semblait en ordre. C’était la fiction d’une exécution. Dans les faits, l’essentiel manquait : le cœur de la décision – réexaminer loyalement ma situation au bon motif – n’avait pas été réellement traité. Cette différence, en apparence technique, a pesé lourd pour la suite. Lorsque le Conseil d’État validera ensuite cette lecture, le message deviendra limpide : le sommet de la justice administrative endosse ce déplacement, et le fond reste hors de portée. La forme avait pris la place du fond, et, avec elle, un sentiment de décalage permanent : ma vie tenait à des mots, mais ces mots ne tombaient jamais au bon endroit. À partir de là, l’arrêt subsiste en titre ; ses effets, non.
Entre deux accusés de réception et un portail en ligne qui sème les traces, on apprend à parler la langue des formulaires — mais cette langue ne dit rien de la vie qu’on vit.
Juin 2025. Une nouvelle enveloppe recommandée arrive : on me notifie un refus et une obligation de quitter la France. Entre‑temps, j’ai essayé de faire valoir mes droits devant le Conseil d’État. Sans l’aide juridictionnelle, impossible d’y être représenté comme la loi l’exige. Le chemin se referme alors non pas parce que mon histoire serait vaine, mais parce que je n’ai pas pu franchir un seuil procédural. Le formalisme a servi de cadenas. C’est ainsi qu’un parcours administratif peut devenir une nasse : on vous dit d’avancer, puis on vous rappelle que la porte était fermée de l’intérieur.
Ce que je raconte ici n’est pas un règlement de comptes. C’est la description d’une mécanique qui use les gens. Elle ajoute des petits frottements partout : obtenir un accusé de réception, retrouver une trace dans un portail en ligne, comprendre pourquoi l’on me répond sur un sujet quand la question portait sur un autre. À force, on n’ose plus attendre le facteur. On réécrit les mêmes lettres le soir, parce que, le jour, il faut vivre. On s’excuse auprès de ses proches de parler trop de procédures, tout en sachant que, sans elles, on disparaît des radars.
Je ne demande pas au lecteur de trancher un débat juridique. Je lui demande seulement d’entendre ce que veut dire « exécuter » une décision de justice : appliquer ce qu’elle dit, là où elle le dit. En 2021, on m’a promis un regard loyal sur ma vie ici. Qu’on tienne ce fil, simplement. Dès lors que cette lecture a été confirmée jusque devant le Conseil d’État, tandis que la préfecture suivait une autre route, il ne s’agit plus d’un accident administratif : en pratique, l’administration et la justice administrative ont concouru à un même résultat : neutraliser l’arrêt de 2021 par un déplacement de son objet, puis verrouiller l’accès au fond par un formalisme qui ne répare rien. La « séparation des pouvoirs », proclamée, s’est ici résolue en alignement de fonctionnement. Ici, la forme a produit un résultat de fond : priver l’arrêt de 2021 de ses effets. Le droit a servi de rideau, pas de remède. Le reste – les sigles, les bordereaux, les délais – n’est que l’emballage. Ce récit est celui d’un citoyen qui veut que la parole d’un tribunal soit tenue, simplement — là où elle a été prononcée.