Dans un premier texte, intitulé « Fabriquer l’irrégularité, puis la punir », j’analysais la manière dont l’appareil administratif et policier produit lui-même une partie de l’« irrégularité » qu’il prétend ensuite réprimer, en jouant sur les délais, les procédures et la précarité des personnes étrangères. Le présent article en constitue, en quelque sorte, le second volet : il ne porte plus sur la fabrique administrative de l’irrégularité, mais sur la capacité – ou l’incapacité – de la justice administrative française à se regarder elle-même dans le miroir lorsque son propre fonctionnement contribue à briser des trajectoires de vie déjà fragilisées.
La France aime se présenter comme une « République exemplaire » en matière d’État de droit. Dans les discours officiels, chacun disposerait d’un juge impartial, d’un « droit au recours » effectif et d’une justice administrative moderne, rapide, protectrice des libertés.
Mais que se passe-t-il lorsque le dysfonctionnement ne vient plus seulement d’une préfecture ou d’un service social, mais du service public de la justice lui-même ? À qui peut-on se plaindre lorsque le problème n’est plus seulement une décision illégale, mais la manière dont les juridictions administratives traitent – ou ne traitent pas – les dossiers ?
C’est cette question que je porte aujourd’hui dans l’espace public, après plus de dix ans de procédures où la promesse de l’État de droit s’est peu à peu vidée de sa substance.
Un arrêt de justice… et ensuite ?
En 2021, la Cour administrative d’appel de Paris a annulé un refus de titre de séjour me concernant et enjoint au préfet de réexaminer ma situation dans un certain délai. Sur le papier, tout semblait clair : une juridiction indépendante avait reconnu que l’administration avait eu tort, et elle lui ordonnait de corriger sa décision.
Dans la réalité, ce qui a suivi illustre la manière dont un droit théorique peut se dissoudre dans la pratique.
Un nouvel arrêté préfectoral est intervenu, sans respecter ni l’esprit ni la lettre de l’arrêt. Au lieu de vérifier sérieusement cette exécution, la Cour a, par une ordonnance ultérieure, considéré l’arrêt « exécuté ». Le contentieux d’exécution a été refermé comme on referme un dossier dans une armoire, sans que la question de fond – le respect réel de la décision de justice – soit véritablement tranchée.
En 2025, face à la persistance des difficultés administratives et à l’adoption d’un nouvel arrêté de refus de séjour assorti d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF n° 2025/624), j’ai saisi à nouveau la Cour sur l’exécution de l’arrêt de 2021.
Réponse ? Un « classement » administratif du dossier, sans décision juridictionnelle motivée. Sur la plateforme Télérecours, le dossier est affiché comme « Terminé » alors que, matériellement et juridiquement, le litige est toujours en cours.
Quand un citoyen conteste une telle pratique, à qui s’adresser ? Au juge, déjà saisi. À la Cour, déjà informée. Et lorsque le silence persiste, le justiciable se retrouve face à un paradoxe : demander à la justice de juger sa propre manière de rendre la justice.
Quand le dysfonctionnement vient du service public de la justice
Le Conseil d’État a admis depuis longtemps, notamment avec la jurisprudence « Magiera », que l’État peut être tenu pour responsable de la durée excessive des procédures devant les juridictions administratives. En théorie, il est donc possible de demander réparation pour le « fonctionnement défectueux » du service public de la justice administrative.
En pratique, la situation est autrement plus fragile.
Pour pouvoir agir, il faut d’abord adresser une demande indemnitaire préalable à… l’exécutif lui-même : au Premier ministre ou au garde des Sceaux. Le silence pendant deux mois vaut rejet implicite.
On se retrouve alors dans une configuration étrange : pour contester la manière dont la justice administrative fonctionne, le citoyen doit d’abord essuyer le silence d’un pouvoir politique qui a tout intérêt à ce que l’affaire reste discrète. Puis il revient devant les juridictions administratives, qui doivent dire si elles-mêmes – ou leurs voisines – ont dysfonctionné au détriment du justiciable.
Autrement dit, la justice administrative juge le fonctionnement de la justice administrative, sur la base d’une décision implicite de l’exécutif qu’elle conseille par ailleurs en tant que Conseil d’État.
Le conflit d’intérêts structurel n’est pas théorique : il est au cœur du système.
La violence lente de la procédure
Dans les communiqués officiels, on parle de « garantie des droits ». Dans la vie réelle, cela ressemble plutôt à une usure lente.
Quand une procédure d’exécution d’arrêt dure des années, que des classements administratifs interviennent sans justification, que des demandes d’audience restent sans suite en référé alors que la vie professionnelle et le séjour sont en jeu, ce n’est pas une simple « imperfection ».
C’est une forme de violence institutionnelle silencieuse.
Elle ne prend pas la forme d’un coup de matraque, mais d’un enchaînement d’actes et de non-actes :
– une plateforme qui affiche « Terminé » alors qu’aucune décision motivée n’a été notifiée ;
– des délais qui rendent inopérants des recours censés être d’urgence ;
– des refus ou des retards d’aide juridictionnelle qui empêchent l’accès au juge.
Dans ces conditions, le justiciable n’est plus un sujet de droit, mais un numéro de dossier qui circule entre préfecture, tribunal administratif, cour administrative d’appel, Conseil d’État, bureaux d’aide juridictionnelle et inspections générales. Sa vie, ses projets, sa santé, son travail restent en suspens pendant que les institutions se renvoient la balle.
« Recours effectif » ou fiction juridique ?
L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit un « délai raisonnable » pour que la cause d’une personne soit entendue. L’article 13 parle de « recours effectif ».
Mais que vaut ce droit lorsqu’il s’agit de contester la manière dont la justice elle-même fonctionne ?
On peut saisir la Cour européenne, s’adresser à l’Inspection générale de la justice, alerter le Défenseur des droits. On peut multiplier les lettres recommandées, mémoires, rappels à statuer. On peut invoquer la jurisprudence Magiera, les articles du code de justice administrative, du code des relations entre le public et l’administration, de la Déclaration de 1789.
On ne peut pas, en revanche, obliger un système à reconnaître spontanément qu’il a failli, surtout lorsque la victime est en bas de l’échelle sociale et administrative.
C’est là que se joue la dimension politique de la question :
un État de droit se mesure moins à la beauté de ses textes qu’à sa capacité à se laisser contredire par ceux qu’il marginalise.
Ce qu’il faudrait pour une véritable responsabilité de la justice administrative
Si la France veut réellement être à la hauteur de ses principes, il ne suffit pas de rappeler que le Conseil d’État indemnise parfois des délais excessifs.
Il faudrait, au minimum :
Une instance véritablement indépendante de contrôle de la justice administrative, extérieure aux juridictions, avec pouvoir d’enquête et de recommandation publique, saisissable par les justiciables.
Des délais opposables pour les procédures les plus sensibles (exécution d’arrêt, référés liés au séjour, à l’hébergement, aux droits sociaux), avec obligation de motiver tout dépassement important.
Une transparence réelle sur l’aide juridictionnelle et les classements : publication de données anonymisées sur les refus, les délais, les critères, afin que l’on sache combien de personnes sont en réalité privées d’accès au juge.
Une voie de recours simplifiée pour les victimes de dysfonctionnements graves de la justice : un circuit clair, accessible, avec une charge de la preuve partagée, et non un labyrinthe réservé aux spécialistes du contentieux administratif.
Témoigner pour ne pas disparaître
Ce texte n’a pas pour objet de régler mon dossier par voie de tribune. Les décisions de justice ne se rendent pas dans les colonnes d’un journal.
Mais lorsque les procédures s’étalent sur des années, lorsqu’un arrêt favorable peine à être exécuté, lorsqu’un justiciable doit demander à la justice de reconnaître ses propres dysfonctionnements, la question cesse d’être individuelle.
Je ne suis pas seulement un « client » du service public de la justice. Je suis aussi un témoin de la façon dont ce service traite les plus fragiles – étrangers, précaires, personnes isolées face aux institutions.
Si la justice administrative française veut être à la hauteur de l’exigence démocratique qu’elle proclame, elle doit accepter d’être regardée, questionnée, et, lorsque cela s’impose, mise en cause.
Un État de droit ne se défend pas en cadenassant la critique, mais en acceptant que parfois, oui, le service public de la justice lui-même puisse être défaillant – et que ceux qui en sont victimes ne soient pas condamnés à attendre vingt ans que le système consente à se regarder dans un miroir.