A propos de Notre Monde
par Bastien François
Au cœur du fonctionnement de la démocratie représentative, dans la forme du régime parlementaire qu’elle commencé à prendre il y a environ deux siècles en Europe, il y a une idée simple : les gouvernants qui ne jouissent plus de la confiance des gouvernés, ou de leurs représentants, doivent quitter le pouvoir. Dans l’exercice du pouvoir qui leur est confié, ils doivent rendre des comptes sur l’usage qu’ils font ou ont fait de la confiance qui leur a été accordée. Ce dispositif de mise à l’épreuve se nomme « responsabilité ».
La langue anglaise utilise un substantif – accountability – qui exprime mieux l’idée que les gouvernants sont comptables d’une forme de dette contractée au moment de leur désignation, et qui est justement la confiance. La responsabilité politique mesure l’état d’une relation de confiance, elle est indépendante de toute faute et de toute culpabilité. L’architecture constitutionnelle en organise l’expression et la mesure : vote d’investiture du gouvernement à son entrée en fonction, collaboration des pouvoir exécutif et législatif tant que la confiance est maintenue (ce qui oblige les gouvernants à venir s’expliquer en permanence devant la représentation nationale), vote de défiance des parlementaires dans le cas inverse, démission du gouvernement et/ou retour des députés devant leurs électeurs dans cette dernière hypothèse. Cette responsabilité politique ne vaut que pour les gouvernants réels : le titulaire effectif du pouvoir doit rendre des comptes ; celui qui rend des comptes est le titulaire effectif du pouvoir.
Cette idée simple n’a jamais été facile à mettre en œuvre, en particulier en France. Le processus, entamé à la fin du XIXème siècle, qui va conduire à un basculement du centre du pouvoir du législatif vers l’exécutif oblige à des aménagements que l’ingénierie constitutionnelle peine à mettre en forme. Comment protéger l’exécutif des intrusions incessantes du Parlement sans mettre à mal le principe même de la responsabilité politique ? Comment accorder une large autonomie à l’exécutif tout en contrôlant strictement ses mouvements ? L’exercice de la responsabilité politique s’avère également problématique dès lors que le Parlement perd son rôle central dans la vie politique.
De fait, l’histoire politique et constitutionnelle de la France des années 1870 jusqu’aux années 1950 est une longue période de tâtonnement et d’apprentissage dont le bilan est peu flatteur. Mais c’est sous la Ve République que ce situe le point de basculement, sous l’effet de l’emprise complète du président de la République sur le pouvoir gouvernant, s’appuyant sur une majorité parlementaire à sa dévotion, sans contre-pouvoirs à la mesure de sa puissance. Cette situation conduit à une dissociation complète entre l’exercice du pouvoir de gouvernement dévolu de facto au président de la République et le principe de responsabilité politique. Pouvoir et responsabilité vont de pair en démocratie. Tel n’est plus le cas en France. Dans l’Hexagone, la confiance est désormais accordée lors des grand-messes présidentielles, mais elle ne peut jamais être mesurée ni retirée. Et comme la responsabilité pénale pourrait avoir des effets délétères dès lors qu’elle toucherait au président de la République lui-même, voilà qu’a été inventé pour lui un statut ad hoc et abracadabrant d’« injusticiable » durant toute la durée de son mandat…
Il n’y a pourtant rien d’inéluctable à cette situation, et nous ne sommes pas condamnés à subir à jamais un régime politique qui affranchit le pouvoir de toute responsabilité. Il existe une solution à portée de main, très simple à mettre en œuvre du point de vue de l’ingénierie constitutionnelle. Elle consiste à conférer au seul Premier ministre et à son gouvernement la détermination et la conduite de la politique de la Nation. Rien de révolutionnaire ici : c’est le cas chez tous nos voisins de l’Union européenne.
Le Premier ministre, leader du parti, ou de la coalition, ayant gagné les élections législatives – ce combat collectif, mené par des milliers d’hommes et de femmes aspirant à être nos représentants, que tout oppose la fable présidentielle de l’homme (ou de la femme) qui s’en va, solitaire, à la rencontre de la Nation –, élu par l’Assemblée nationale, pleinement responsable devant elle, serait alors en mesure de répondre entièrement de l’ensemble des actes et décisions politiques du gouvernement, s’agissant aussi bien de la politique intérieure, européenne et internationale, des politiques civiles ou militaires. Un Premier ministre qui ne serait plus uniquement responsable devant un président de la République irresponsable, qui ne serait plus un homme de paille plus ou moins accommodant, un porte-parole discipliné de décisions incontrôlables, mais un véritable chef de gouvernement, à qui les parlementaires pourraient demander à tous moments des comptes, l’obligeant éventuellement à se démettre de ses fonctions, et qui disposerait alors – dans cette symétrie qui caractérise le régime parlementaire de responsabilité – du droit de dissoudre l’Assemblée nationale. Cela suppose de redéfinir parallèlement et de fond en combles le rôle présidentiel en le débarrassant des pouvoirs de gouvernement qu’il exerce, de fait ou en droit, d’imaginer un nouveau rôle qui soit à la mesure de la légitimité électorale qu’il reçoit du suffrage universel : il nous faut un Président du long terme, chargé principalement de veiller au-delà du gouvernement quotidien au respect des équilibres qui seuls peuvent garantir les conditions de vie des générations futures. Cela suppose également de repenser la question de la représentation politique – aujourd’hui notre Parlement ressemble à un club de vieux mâles blancs et bourgeois – et des moyens d’action de nos représentants.
En établissant en France un véritable régime parlementaire de responsabilité, on aura alors posé des fondations solides pour imaginer une 6e République.
Bastien François