Les siècles passés pratiquaient l’injustice au nom des vérités fausses « de droit divin », mais auxquelles on croyait fermement. Aujourd’hui, c’est le règne des mensonges les plus éhontés, le détournement constant de l’espoir, le mépris le plus complet de la vérité.
Romain Gary, La nuit sera calme
Le FN a bientôt terminé sa mutation. Ce que Muray avait pressenti depuis son Festivus Festivus et qu’il confiait alors à une Elisabeth Lévy plus que dubitative est presque achevé. En effet, maintenant que le Jean-Marie a été relégué au placard, ce qui fut le dernier parti français exprimant des convulsions historiques va rejoindre la danse effrénée de la modernité comme tout le monde. Quant au Breton solide, il rejoint les autres mythologies de Barthes en étant l’une de celles qui auront su durer le plus longtemps.
Cette opération de nettoyage qui a extrait méthodiquement de ce parti toute trace de mal, de négativité, s’apparente à un simple ravalement de façade. Mais c’est une réforme structurelle profonde qui a été menée dans ce parti. Et il serait trompeur de croire que le seul changement apporté était un nouveau visage. Au contraire d’ailleurs, le visage est peut-être la seule chose que l’on a essayé de préserver, quoiqu’en l’adoucissant, en le modernisant, en un mot, en le féminisant. C’est le discours qui a changé le plus profondément. Peu le remarquent, mais c’est parce que peu se donnent la peine d’écouter.
Son discours a non seulement changé, mais il s’est adapté aux nouvelles réalités sociales et économique de la France. Ces réalités que les autres partis n’arrivent pas à saisir, ces traces de réel qu’ils ne cherchent même plus à atteindre. On pourrait expliquer ce décalage par le fait que, n’étant pas au centre du pouvoir, il est plus facile de saisir ce qui s’y dit en périphérie. Tandis que de l’intérieur du cercle, les bruits de la réalité ne parviennent que de manière étouffée, lointaine. D’où cette apparente proximité dans le discours du FN qui « parle » aux gens avec leurs mots de leurs préoccupations.
Par ailleurs, il faut également noter que la plupart des communicants politiques regardent le succès du discours du FN de loin, sans vraiment comprendre son origine. Ils proposent donc à leurs clients des modélisations de ce discours en espérant qu’elles fédèrent de la même manière que le discours source. En somme, ils s’attachent à reproduire thèmes et concepts alors que l’essentiel est ailleurs. Et, de fait, jouant sur le terrain adverse, ils perdent.
Plusieurs questions demeurent face à ces transformations. Quelles sont les raisons derrière cette métamorphose ? Quels auraient été les intérêts de moderniser ce parti obscur et si peu aimable qu’était le FN en 2001 ? Pourquoi ne pas créer un nouveau parti, une nouvelle mécanique, plutôt que de s’encombrer de vieux placards remplis de cadavres ? Et bien la réponse à ces questions est assez simple si on l’aborde du point de vue du marketing politique.
Si l’on tient compte de l’accroissement constant du rejet du système politique qui s’exprime à travers un abstentionnisme de plus en plus grand, de l’essoufflement de l’engagement politique et de la dégringolade permanente de l’intérêt porté au politique, la création d’un nouveau parti ne peut qu’être assimilée à une adhésion au système tel qu’il est. Tandis qu’un vieux parti n’ayant jamais eu aucune responsabilité politique d’importance et qui a toujours été mis au ban de la « bonne » société politique, voilà qui se trouve être une valeur avec un rendement potentiel absolument incroyable. Pour peu, bien sur, que l’on effectue un nettoyage profond de ses cadres, que l’on mette à l’écart ce qui ne colle plus avec les nouvelles réalités sociales, économiques, ethniques de la France et que l’on se lance dans une opération de communication intelligente. Offrir une nouvelle virginité à un parti raciste qui représentait le mal à l’état pur n’était pas plus compliqué. Mais en vérité, le FN de 2014 n’a plus rien de commun avec le FN de 2001. Ce dernier a été vidé et la coquille a été remplie par du moderne. Et c’est d’ailleurs le parti à la pointe de la modernité en ce qui concerne le discours politique. Car il a pris en compte les changements de paradigme de la communication politique et il possède actuellement la machine narrative la plus efficace du champs politique français, car la plus proche du réel qui est perçu par la majorité de ceux qui votent et la plus mobilisatrice car avançant sous l’apparence du changement.
La diabolisation et la mise à l’écart médiatique subie pendant deux décennies par ce parti lui a été très utile afin d’apparaitre comme iconoclaste et de pouvoir produire un discours fédérateur autour d’une posture anti-système (même si rien de fondamental ni de vraiment profond n’est jamais dit sur le système dans lequel ce parti s’épanouit d’ailleurs très bien, là encore, il ne s’agit que d’un slogan vide et creux mais qui fonctionne avec tous les signes du mot de passe). Que l’on repense à la tactique de victimisation, où, vers 2007, le mot diabolisation était employé jusqu’à la lie pour caractériser le FN. L’historiographie du parti retiendra peut être cette période comme celle de la stratégie de la « patte blanche ». La pauvre Marine venait raconter à la nation entière comment elle avait été « stigmatisée » par la faute de son père. Et combien cela était injuste. Revisitant ainsi l’un des mythes fondateurs de la V ème République, le mythe de De Gaulle, le mythe de la faute du père qui ne doit pas rejaillir sur l’enfant. Et le mythe de nombreux français de la troisième génération, le nouveau coeur de cible de ce nouveau parti. Par son habileté à raconter le réel a ceux qui s’en sentent dépossédés et par sa faculté à se mettre en scène comme seul témoin du réel dans la sphère du politique, le FN est en train de réussir à recréer un mythe de la République là où tout les partis républicains ont échoué. Nul ne s’en émeut, pire, en fait, nul ne semble s’en rendre compte.
Cette réussite trouve sa source dans une adéquation entre le récit que ce parti fait de la France et la vision du monde de son coeur de cible. Il s’agit de la même recette de la réussite décrite par Christian Salmon dansStorytelling pour décrire le succès fulgurant de la chaine Fox News. Elle se résume à synchroniser au plus près la mise en récit du monde avec la vision de ceux que l’on cherche à atteindre. On pourrait esquisser les contours de cette vision du monde autour de trois points : 1) Le désir d’écouter une histoire simple et cohérente ; 2) un point de vue qui déresponsabilise l’individu en trouvant des boucs émissaires généralement occultes, dissimulés ; 3) un parlé vrai en apparence authentique et sans concession censé recouvrir un patriotisme valeureux qui s’opposerait à une langue de bois populiste d’intellectuels cyniques, jouisseurs et cosmopolites.
Face au chaos que constitue le monde multi-polaire dans lequel nous vivons, l’individu a un besoin de plus en plus fort de récits simples et cohérents. Les histoires compliquées et nuancées décrivant des situations complexes aux causes multiples n’ont jamais fait recette. Et à l’heure du tweet, cela est plus vrai que jamais. La simplicité est le rasoir d’occam du FN. Du blanc, du noir, pas de gris. Si l’on est contre le droit d’asile, le problème particulier de Léonarda ne se pose même pas. La simplicité et la cohérence peuvent même aider à résoudre des contradictions internes qui auraient paru insolubles à tout esprit raisonnant. Comment réussir à mobiliser autour d’un parti un électorat qui, pendant vingt ans, a été insulté et méprisé par ce même parti ? Comment justifier cette pirouette ? En vérité cette acrobatie incroyable a été réussie concernant la question des immigrés par un usage jusqu’à l’absurde du principe de simplicité et de cohérence. Le Front National a toujours dit défendre le droit des Français. Mais les immigrés naturalisés et les français par droit du sol ont bien une carte d’identité française, n’est ce pas ? Ils sont donc ces français que le FN a toujours défendu. Tout cela n’était qu’une méprise, un malentendu. Ou alors on nous aura menti pour nous éloigner de la vérité. Et l’absurde devient logique, par le miracle de la cohérence poussée à son extrême, l’ancien slogan raciste devient un slogan qui intègre les immigrés naturalisés et les français issue de la deuxième et de la troisième génération de l’immigration. Cette question de la cohérence amène d’ailleurs à une suprématie quasi-permanente dans les débats politiques télévisés. Car lorsqu’une situation est complexe, elle peut sembler incohérente à qui ne la comprend pas. Et les rhéteurs du parti savent tirer parti de cela. Du coup, ou bien l’adversaire s’aligne sur la simplicité et la cohérence demandée et dans ce cas il perd l’estime de son électorat, ou bien il perd le débat parce qu’il apparait comme incohérent et inutilement compliqué.
Il faut bien comprendre que certains éléments de récit qui constituent le pouvoir d’attraction de ce parti parlent d’une réalité qui est perceptible par le plus grand nombre mais qui semble invisible ou tabou de la part de la minorité visible et parlante de ce pays. Il s’agit là de ce que l’élite éditocrate appellerait probablement du néo-poujadisme. Alors que les termes approchant plus la réalité seraient, plutôt, élitisme et copinage. Certaines réalités qui s’expliquent par diverses raisons allant de la sociologie des réseaux jusqu’au clientélisme économique et politique sont, pour ces raisons mêmes, occultées en permanence en France. L’illustration la plus actuelle de cela est l’affaire “Abel Ferrara antisémite » qui dissimule mal et de manière outrancière la protection par de nombreux journalistes de l’une des leurs qui n’est pas la moins puissante. Il y aurait évidemment une infinité d’autres exemples à citer. Et cela dans tous les champs visibles, qu’ils relèvent de l’économique, du politique ou du médiatique.
Des positions ultra-sionistes de l’ensemble du paysage audio-visuel français qui décrète depuis une dizaine d’année des omertas à l’encontre de ce qui ne convient pas à certains lobbys ou encore de l’appropriation de la quasi-totalité des médias par quelques Tycoons de l’armement et de l’industrie, ces déviances anti-républicaines ne sont pas invisibles, loin de là. Elles sont perçues par un nombre de plus en plus croissant de personnes comme des signes manifestes de « complots », de « conspirations ». Alors qu’elles ne sont que des signes de corruption, des dérives structurellement liées aux régimes libéraux et démocratiques. Et ce sont sur les sentiments d’impuissances produits par ces dérives que joue le récit du FN. Qui, sans que cela n’étonne quiconque, passe pourtant dans ces mêmes médias pour énoncer un discours, une narration, autour de ces thématiques.
Il y a une sorte de trinité qui s’est constituée et qui fabrique cette machine à discours qu’est le FN aujourd’hui. Elle s’articule autour de trois personnages : Dieudo, le prophète rigolo, le Pape Soral, gourou pontifiant et la mère Marine, sainte guerrière, voilà la trinité de cette mécanique communicationnelle sacrée par les foules hyperconnectées, mais néanmoins iconoclastes. Le récit mobilisé en permanence est bien celui de la résistance. Sauf que l’ordre contre lequel il faut résister se trouve très loin de l’individu ou de la conscience de classe. On est loin de la rigueur descriptive marxiste ou de l’analyse de Debord sur la mécanique spectaculaire. On se trouve plutôt dans une mise en scène spectaculaire et cinématographique appelant au sentiment plus qu’à la réflexion. Et, ainsi, la narration de cette résistance met en scène un ordre nouveau et tout puissant qui ne peut pas vraiment être combattu. Une sorte d’hydre qui serait partout et partout dissimulée et qui nécessiterait un regroupement sans cesse plus grand de résistants passifs afin d’être abattue. Le coeur de la guerre est ici la communication qui agit comme une communion entre les partisans, les vrais citoyens, les vrais français, les résistants. Nous sommes dans un discours presque théologique. Qui, si l’on continue de suivre Muray, est bien le propre du moderne.
Le problème est que, fondamentalement, il y a derrière tout cela de la part de ceux qui adhère à ce discours, un désir sain et vrai de révolte, de changement, de purification. Or ce parti le canalise et le neutralise dans un discours faux, fallacieux, de contestation radicale. Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux, devrait-on dire si cela n’était pas devenu le plus banal des lieux communs. Ce parti est un produit de marketing politique qui agit ainsi qu’un entonnoir monétisant sur les conséquences de l’impuissance politique de l’individu face au chaos contemporain. Et plutôt que de pousser à l’action, ce qui serait la véritable critique d’un système de domination des individus, il récupère les désirs frustrés de liberté et de vérité pour accroître sa puissance au cœur de ce système.
Ce qui est très inquiétant pour la suite, c’est que ce nouveau Front National risque effectivement de finir par incarner son nom. Or, ainsi que j’ai essayé de le montrer, l’anti-systémisme de ce parti est plus que douteux. Au contraire, son usage de la machinerie médiatique, du marketing politique et de l’image le marque irrémédiablement du côté de ce moderne qu’il prétend combattre. Par ailleurs, lorsque l’on regarde la soudaine apparition de partis similaires à travers l’Europe, on ne peut que se demander ce que cela signifie. Entendu qu’en politique, c’est à dire en économie, le hasard est plus un masque qu’une déité, cela ne peut que signifier qu’il s’agit là de l’un des nouveaux noms du moderne. Et d’ici qu’on finisse par le nommer de son vrai nom, il aura eu le temps d’accomplir ce pour quoi il a été créé.
Il faut bien comprendre que ce texte n’est pas une dénonciation d’un anti fascisme qui supposerait que le monde tel qu’il va ne l’est pas. Après tout, ce qui est décrit n’est pas plus fasciste que la domination spectaculaire que l’on subit déjà de partout. Il n’en est qu’une manifestation supplémentaire, nouvelle et, comme toujours, extrêmement vicieuse.