Ce matin en me rendant au bureau de vote, j’ai hésité à prendre mon passeport ou ma carte d’identité, j’ai la chance d’avoir les deux. Ma carte d’identité est périmée depuis quelques années mais elle prouve ma nationalité. Et puis je me suis dit qu’une carte nationale d’identité avait plus de sens pour une élection nationale. Je ne l’ai pas renouvelée par méfiance envers les biopolitiques et par une forme de solidarité avec toutes celles et ceux qui ont été irrégularisé.e.s et n’ont plus que leur ancienne carte de séjour périmée à montrer lors des démarches et contrôles de police.
Devant l’urne ce matin, j’ai tendu ma carte à l’assesseuse dont le rôle est de déclamer les noms prénoms des électrices et électeurs, d’actionner le levier lorsque l’autre assesseur reconnait ces éléments d’état civil sur son registre électoral et de dire « a voté ». Mais en réceptionnant ma carte d’identité, elle s'est tue, elle n’a pas prononcé mon nom et mon prénom. Elle a scruté la carte, l’a retournée, l’a à nouveau scrutée puis retournée, puis l’a tendue à l’homme assis à côté d’elle en position d’observateur à côté des isoloirs, en lui disant « t’en penses quoi ? ».
Alors j’ai dit à l’assesseuse que c’était la carte avec laquelle je m’étais inscrite sur les registres et celle avec laquelle j’avais voté la semaine dernière sans que cela ne pose problème. L’observateur âgé et austère a regardé et retourné avec méfiance ce petit document bleu de la République française, comme il regardait avec méfiance les gens qui entraient dans la salle. C’était la troisième fois que je le voyais en un mois, je l’ai repéré car il fixe avec un regard soutenu les gens qui prennent les bulletins de vote. Avec ma carte d’identité entre les mains, il n’a pas décoché un mot mais a fait un moue sceptique et l’a rendue à l’assesseuse postée devant l’urne. Puis elle s’est adressée à moi « si vous voulez aller à l’étranger, il vous faudra un passeport ». J’étais dans le bureau de vote devant l’urne et je ne sais pas pourquoi je lui ai docilement répondu que j’en avais un. Mais j’ai aussi ajouté que je ne suis pas tenue d’avoir une carte d’identité en cours de validité, c’est la loi. Et elle a alors rétorqué que le passeport ne prouve pas ma nationalité. Et je lui ai dit que oui, mais la carte d’identité, même expirée, la prouve et qu’on ne peut pas m’enlever la nationalité. Et là elle a dit « bon, passons » et elle a prononcé mon nom prénom, les autres ont vérifié mon inscription sur les registres, elle a tiré le levier pour que je puisse glisser mon bulletin dans l’urne et j’ai voté. « passons », a t-elle dit, comme si elle m’accordait une faveur, le droit de voter !
Je ne regrette pas d’avoir laissé mon passeport sur la table et d’avoir pris ma carte d’identité ce matin. J’ai toujours pensé que la solidarité avec celles et ceux que l’on appelle les sans-papiers vous permet d’avoir un avant goût de la société dans laquelle on vit et du monde qui se prépare.
Depuis cet incident, je me suis refait le film dix fois dans ma tête, avec dix scénarios différents, où je dis à l’assesseuse qu’on n’est pas dans une agence de voyage, puis que pour qui elle se prend à décider si moi citoyenne française, je peux voter ou pas, que l’on est encore en démocratie à ce que je sache, oui, et que jusqu’à preuve du contraire, non, porter un t-shirt vert ou un pantalon rose n’est un délit passible de la déchéance de nationalité, puis je m’en veux d’un ton trop grandiloquent et je lui dis que voter est un droit fondamental et qu’elle ne peut pas me l’enlever, puis je la regarde droit dans les yeux et je lui dis calmement pour interpeler sa conscience « pourquoi faites-vous cela ?» « pourquoi voulez vous m’empêcher de voter ? » puis un autre scénario où j’interpelle les gens dans la queue derrière moi, je leur dis regardez où l’on est arrivé aujourd’hui en France, regardez ce qui va se passer si le rassemblement national arrive au pouvoir, tout sera fait pour museler les opposants, réduire leur liberté d’expression, rogner leurs droits, surveiller leurs faits et gestes. Puis j’arrive déjà dans mon quartier. J’étais tellement sidérée par ce qui m’est arrivé que j’ai pédalé à toute allure et n’ai pas vu par quel chemin je suis passée. Combien de citoyennes et citoyens français aujourd’hui auront été empêchés de voter parce qu’elles et ils auront présenté une carte nationale d’identité un peu vieillie ?
J’appelle mon conjoint pour lui raconter cet événement et il me dit « je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que tu veux dire ». Alors je me souviens que dans d’autres moments similaires de rage et de grande lucidité, j’avais écrit un petit billet dans le club de mediapart. C’est ainsi que je finis par ouvrir mon ordinateur et écrire. Cet événement n’est pas anodin non plus.
Nous sommes des millions prêts à nous organiser, à occuper le terrain et à tenir tête à celles et ceux qui s’empressent de tourner la page de la démocratie.