Victor Schoelcher plaidait en 1842 pour l'abolition de l'esclavage en avançant qu' « une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. Périssent les colonies, plutôt qu’un principe.” Cette citation se trouve dans le mémorial de l'abolition de l'esclavage de Nantes qui rappelle le temps de la traite négrière lorsque les hommes noirs vendus pour les armateurs des puissances occidentales étaient entassés dans les cales de navires dans des conditions telles que beaucoup mourraient avant d'atteindre les colonies. Ces traversées meurtrières de l'Atlantique sont l'expression d'une idéologie coloniale à fondement raciste qui considère qu'une vie d'homme noir vaut moins qu'une vie d'homme blanc.
Les 22 et 25 avril, j'ai entendu les survivants des traversées meurtrières de la Méditerranée qui habitent à Nantes, ils ont pris la parole en face du monument de l'abolition de l'esclavage, devant le palais de justice, à côté de la passerelle Schoelcher. L'un d'eux a posé avec un débit très lent la question à la foule « est-ce que, parce que nous avons la peau noire, notre vie est moins importante que la vôtre ? »
Nul ne peut plus ignorer cet infâme trafic d'êtres humains qu'ont mis en place les « grandes » puissances occidentales de l'époque pour assouvir leurs intérêts économiques. Le mémorial est bien sûr un lieu de mémoire mais aussi comme le disait le député-maire de Nantes qui l'a inauguré, le « lieu vivant de ralliement et d'engagement collectif pour perpétuer la mémoire des combats passés et poursuivre notre lutte pour la reconnaissance et la promotion des droits de l'homme »
Ce qu'il est plus difficile d'admettre aujourd'hui, c'est que nous vivons dans un système néocolonial qui perpétue le racisme d'Etat. L'odieuse réplique du Conseil européen aux morts aux frontières lors du sommet extraordinaire du 23 avril est une parfaite illustration de la façon pernicieuse dont s'exprime le crime néocolonial. Au lieu de trouver une solution pour protéger les êtres humains issus des anciennes colonies de l'Afrique qui fuient l'insécurité économique et politique, au lieu de prendre leurs évidentes responsabilités dans les déséquilibres économiques et politiques qui ravagent les pays africains, les chefs d'Etat européens ont tout simplement renforcé le dispositif meurtrier à l'origine des noyades de masse, en maintenant leur politique d'attribution de visas au compte-goutte et à quelques privilégiés, en obligeant ainsi les réfugiés à atteindre le continent européen par des moyens de fortune et en décidant de tripler le budget de Frontex, véritable milice d'Etats, qui traque les exilés comme des ennemis et les empêche d'accoster en Europe en les refoulant vers les pays qu'ils fuient. L'odieuse réplique du Conseil européen aux noyades de masse semble ignorer l'offense que représente déjà à elle seule la fermeture des frontières pour ceux dont les richesses naturelles continuent d'être pillées par les multinationales occidentales. A cette offense s'ajoute à l'abord de l'Europe et sur le sol européen l'offense de la criminalisation, de la non reconnaissance de la souffrance endurée, de l'ignorance des causes du départ, le rejet ou l'accueil a minima dans des sociétés où la richesse saute pourtant aux yeux.
Les paroles que nous avons entendues lors de la marche des survivants du samedi 25 avril montrent que les migrants africains qui étaient là ne sont pas dupes mais parfaitement conscients de l'injustice, du néocolonialisme, de l'irresponsabilité et du mépris des dirigeants européens qui leur font subir l'insécurité politique et économique et se défaussent de leurs responsabilités. Les survivants de la Méditerranée qui viennent du continent africain sur lequel les puissances coloniales ont jeté leur dévolu lors de la conférence de Berlin de 1885 sont parfaitement conscients que ceux-là mêmes qui tirent profit des richesses de leurs pays d'origine ou y sèment le désordre politique ou souvent les deux, ceux-là ont mis en place un dispositif protéiforme odieux et criminel pour les tenir à l'écart, eux, les déplacés des guerres que des puissance économiques occidentales ont lancées pour protéger leurs propres intérêts ; eux les laissés-pour-compte des bénéfices issus de l'exploitation des ressources naturelles de leur propre pays, eux les opprimés et les paupérisés de l'Histoire. Les témoignages des survivants de Nantes sont la mémoire vivante d'une Histoire qui résonne cruellement avec les décisions politiques présentes.
Il est grand temps d'arrêter la guerre à certains migrants. Parce que les morts aux frontières de l'Europe nous déshonorent et nous accablent, parce que les traversées meurtrières de la Méditerranée rappellent les traversées meurtrières de l'Atlantique, parce que, comme le dit Schoelcher, « une chose criminelle ne doit pas être nécessaire », exigeons un droit à la mobilité pour toutes et tous et non pour quelques privilégié-e-s, exigeons la liberté de circulation, qui ne permet pas de réparer le crime contre l'humanité que fut l'esclavage mais d'apaiser les relations entre les peuples d'Europe et ceux d'Afrique, et éventuellement de créer le changement politique et économique qu'appellent de leurs vœux les peuples d'Afrique. Disparaissent les visas, plutôt que les migrants.