Aujourd'hui dimanche, je lis avec stupeur un texte signé du premier ministre français dans lequel celui-ci, alors qu'il orchestre depuis plusieurs années une sévère répression des migrant.e.s africain.e.s,fait mine d'être indigné des mauvais traitements réservés par le passé à l'homme africain et appelle de ses vœux une mémoire apaisée. Les élections approchent, l'homme est ambitieux et sa cote de popularité au plus bas, nul étonnement à ce qu'il cède à la lumineuse suggestion de ses communicants de proférer un« discours d'Accra » dans lequel Manuel le grand pourrait défendresa vision humaniste de l'Afrique, histoire de contraster, ce n'est pas difficile, avec le discours de Dakar de son prédécesseur et convaincre une cour en désertion de sa stature de chef. Comme si dire, c'était faire, et que le storytelling n'avait plus aucune limite. Alors que le gouvernement français ne cesse de surveiller et punir la jeunesse africaine qui debout, mobile et désireuse d'échanges,vient à la rencontre de la jeunesse française, alors que le gouvernement français déploie d'énormes moyens pour empêcher les projets de la jeunesse africaine qui aspire à traverser la Manche et l'éparpille aux quatre coins de la France, alors qu'un magnifique mouvement internationaliste comme celui des acteurs de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes est criminalisé, le premier ministre ose appeler de ses vœux une "mémoire partagée, apaisée" qui "nous arme contre le racisme" et "toutes ces formes odieuses d’intolérance qui continuent de nous emprisonner et d’empoisonner nos sociétés car elles sont autant de vexations, d’humiliations, de meurtrissures" ? Si vous le voulez bien, donnez-vous la peine d'écouter celle qui a été emprisonnée au sens propre par l'Etat français au seul motif qu'elle est ressortissante d'un Etat du continent africain, autrement dit celle qui a vécu dans sa chaire le racisme d'État, une femme pour laquelle vexations, humiliations et meurtrissures ne sont pas que des mots.
Je me suis rendue à de nombreuses reprises dans les centres de rétention administrative où l'État français enferme aujourd'hui des hommes, des femmes et des enfants africains, ces camps, oui, au cœur de la France, qui montrent avec force mais sont savamment cachés des regards, ce qu' EST l'horreur d'un système institutionnalisé d'enfermement et de déportation qui depuis plus de trente ans, au nom de la ferme protection du système néolibéraliste et au mépris de l'humain, nous HUMILIE, nous êtres humains nés sur le continent africain, nous CRIMINALISE d'avoir fait preuve d'énergie vitale, NIE notre humanité et PIÉTINE nos droits.
Le système de la rétention et de l'expulsion EST un désastre à grande échelle. Cette réalité doit être rappelée, enseignée, martelée. Il faut toujours rappeler l'enfer de dizaine de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants arrachés à la France, leur terre d'élection, réveillés à l'aube, menottés, forcés à embarquer et débarqués après des heures de vols à des milliers de kilomètres de chez eux, privés de leurs biens, humiliés, déshonorés et remis aux autorités de pays dont ils ne connaissent parfois pas la langue. Combien de rêves d'enfants ou d'adolescents brisés, de visages éteints à jamais, de vies anéanties par la politique expulsatoire de la France ! La politique des pays riches à l'égard des migrants africains EST, comme l'a proclamé Angela Davis le 11 mai 2015 à Nantes, un crime contre l'humanité ! Un jour viendra où nos descendants marcheront sur le mémorial à l'abolition des expulsions du Mesnil-Amelot ou de Mayotte, dont les dalles recouvertes de bus et d'avions surmontés des noms des expulsé.e.s et de la date de ce que beaucoup de ces victimes appellent « déportation » rappelleront ces funestes convois attentatoires à notre humanité.
Il faut toujours rappeler la réalité des crimes. Il faut aussi rappeler la dignité d'un combat. Celui de ces indésirables insurgé.e. s qui cherchent à alerter l'opinion publique au risque de brûler les lieux qui les oppressent ou au prix de terribles mutilations physiques. Ils s'appellent Abdoulaye Keita à Hendaye, Oumar Diallo à Vincennes, Thérèse Ngony à Marseille, Joy Nabuife à Bordeaux, Idrissa Cissé à Saint-Jaques de la Lande, et n'ont pas encore accédé au statut de héros mais subissent celui de personnes doublement criminalisées en l'absence de toute reconnaissance de la légitimité de leur combat contre l'injustice et pour la liberté.
Rappelons, oui, ici, le combat de Victor Schoelcher qui dans son texte Des colonies en 1842 appelle à l'abolition de l'esclavage en affirmant que «Si, comme le disent les colons, on ne peut cultiver les Antilles qu’avec des esclaves, il faut renoncer aux Antilles. (...) Une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. » Aujourd'hui, la politique française de contrôle des citoyens africains non seulement brise des destins mais est aussi responsable de milliers de morts dans les traversées meurtrières de la mer méditerranée. Osons avec Schoelcher reconnaître qu'une chose criminelle ne doit jamais être nécessaire et qu'il est plus que jamais urgent d'accepter la liberté de circulation des citoyens africains vers l'Europe, une liberté inconditionnelle.
S'il est bon de se souvenir du passé, cela ne doit nullement occulter la nécessité d'évaluer la capacité à en tirer des leçons pour le présent. Reconnaître les crimes du passé n'a aucune valeur pacificatrice si sans cesse au présent, au nom de l’appât du gain et au mépris de l’humain, l'Etat néocolonial commet de nouvelles exactions. Vous ne pouvez pas opprimer, écrire l'Histoire de votre seul point de vue et demander aux opprimés de vous donner raison. Une mémoire partagée pourrait nous armer contre le racisme et toutes les formes de discrimination à condition de créer les conditions d'un partage. Or la politique de la France à l'égard des migrants africains est une politique xénophobe. Le régime des visas et le code des étrangers, techniquement appelé Ceseda, qui, à bien des égards, nous rappelle le code noir qui justifiait l'esclavage, sont les instruments stratégiques dont s'est doté la France pour pouvoir mener en toute impunité sa politique xénophobe et néocoloniale. Ces textes législatifs rendent légales les pires discriminations comme l'interdiction, pour la plupart des ressortissants africains, de pouvoir voyager librement en France, et pour ceux qui se sont installés malgré tous les obstacles, l'interdiction de pouvoir y travailler et y vivre en famille, du simple fait qu'ils sont ressortissants d'un pays dit « tiers », autrement dit « indésirable ». Les citoyens africains, y compris des personnalités politiques de premier rang comme l'ancienne ministre malienne de la culture Aminata Dramane Traoré,sont régulièrement empêché.e.s d'emprunter les voies sécures habituelles pour venir en France, et ainsi contraintes à rebrousser chemin ou à emprunter des voies dangereuses et, pour celles et ceux qui ont osé s'y aventurer, frappé.e.s d'illégalité une fois parvenu.e.s au terme de leur périple.
Aujourd'hui en France des centaines de jeunes mineur.e.s, pour beaucoup originaires de pays africains, sont totalement abandonné.e.s par les pouvoirs de l'Etat, récemment encore oublié.e.s dans l'évacuation du camp de la Lande de Calais. Donc si le sort de la jeunesse africaine tient à cœur aux politiques français, il faut y répondre au présent par des actes et non par des discours incantatoires. Des ponts, pas des murs, c'est le titre d'une ambitieuse campagne pour la liberté de circulation et l'ouverture de voies légales d'accès à l'espace européen. Un combat pour le rapprochement des peuples que mènent de nombreuses associations de solidarité internationale et que ne partage clairement pas le premier ministre comme il l'a rappelé à Münich en février dernier en critiquant ouvertement la politique d'ouverture des frontières de la chancelière allemande. Alors pourquoi dans votre discours affirmer vouloir créer des « ponts » ?
Comme Angela Merkel qui affirmait il y a deux semaines dans un entretien accordé au journal Die Zeit que « la prospérité de l'Afrique est dans les intérêts de l'Allemagne », vous voyez dans l'Afrique des ressources naturelles et humaines et d'infinies possibilités d'investissements. Dans votre discours, bâtir des ponts n'est qu'une métaphore en faveur d'une inéquitable politique d'immigration choisie déjà pleinement assumée par vos prédécesseurs, en échange de la possibilité de poursuivre l'exploitation de l'Afrique à des fins économiques. En somme, rien de nouveau dans ce discours, juste un énième témoignage d'une Françafrique décomplexée. D'où ce mot de fin à mon frère Tiken Jah Fakoly : «La politique France Africa, c'est du blaguer tuer. Ils cautionnent la dictature, Tout ça pour nous affamer, Ils pillent nos richesses, Pour nous enterrer vivants. Réveillez-vous ! »