En cette matinée de jeudi Hervé m’a enfin appelée. J’étais inquiète depuis 4 jours. Il m’avait auparavant demandé si je voulais bien qu’il vienne faire le ménage. Je faisais de temps en temps appel à ses services. Je répondis positivement avec empressement et lui proposais de venir le chercher à l’endroit où je l’avais rencontré la dernière fois, au croisement de la rue principale et un terrain vague sur la route de Raoued, au gouvernorat de l’Ariana. Il m’avait alors appris qu’il avait changé de quartier parce que sa logeuse l’avait mis devant la porte avec ses affaires sa femme et lui la nuit précédente, et qu’il a erré sans but toute la nuit essayant d’éviter les hordes déchaînées qui ratissent ce quartier populaire. Heureusement, il avait fini par louer une chambre dans un bâtiment en cours de construction à prix prohibitif près d’une zone inhabitée. Je lui avais alors demandé pourquoi il ne m’avait pas appelée ? Il me répondit qu’il ne voulait pas me causer d’ennuis, ayant appris que le Président de la république avait annoncé des sanctions contre ceux qui aident les migrants noirs. Devinant qu’il n’avait plus de ressources et qu’il ne pouvait plus sortir travailler dans les chantiers de bâtiment comme il en avait l’habitude, je lui tendis quelques billets qu’il refusa. Pour ne pas écorner sa fierté je lui dis : « Considère cet argent comme une avance pour les travaux que tu vas faire plus tard », c’est alors qu’il accepta. Je lui posais des questions sur les exactions racistes qu’il aurait pu subir ou dont il a été témoin, il explosa dans des récits de violences inouïes subies par sa communauté avec son débit rapide et saccadé et pour me convaincre de la véracité de ces faits, il transféra sur mon téléphone des vidéos de scènes de violences contre les Subsahariens qui me glacèrent de honte.
Deux jours plus tard, il m’appela et me proposa de venir à la maison pour faire le grand ménage, il voulait certainement s’acquitter de sa dette envers moi. Pour respecter sa dignité j’avais acquiescé et promis de passer le chercher, sachant qu’aucun moyen de transport n’acceptera de le prendre à cette distance de 5 Km qui le séparent de mon domicile. J’étais sans voiture et j’avais arrêté plusieurs taxis leur demandant s’il acceptaient de me prendre avec un Subsaharien ? Aucun n’avait accepté. Je tentais ma chance avec les taxis collectifs, j’en trouvais un qui me dis qu’il acceptait de le « faire passer » (Enhargou) utilisant le terme en usage pour le franchissement illégal des frontières; sous-entendant qu’il y a un tarif spécial pour ce genre de « trafic ». Craignant une dénonciation ou carrément un détournement vers un poste de police, comme ce fut le cas pour d’autres, je renonçais.
Je laissais un message vocal à Hervé, l’informant de l’impossibilité de venir le chercher et l’invitant à venir à pied à l’heure qui l’arrangerait. Je voulais garder le contact avec lui et lui montrer un autre visage de cette Tunisie en qui il avait cru comme terre d’accueil. Une terre d’accueil qui cachait dans son tréfonds un racisme atavique, jusque là contenu par les pouvoirs publics, mais qui vient de recevoir un feu vert de la part de celui qui a « l’obligation de protéger » selon les conventions internationales ratifiées par la Tunisie, le chef de l’Etat1.
Mais Hervé n’était pas venu et ne répondit pas à mon message. J’étais morte d’inquiétude, je l’imaginais arrêté par la police, son téléphone confisqué, ou tombé entre les mains d’une horde de lâches qui aurait déversé sur lui leurs frustrations et haines aveugles ; j’envisageais de l’héberger, mais j’avais perdu le contact avec lui et je ne pouvais rien faire tant qu’il ne m’appelait pas.
Ce samedi matin le téléphone a sonné, c’était Hervé : « Maman, je suis à l’aéroport je vais rentrer chez moi, à Abidjan, la Tunisie ne veut plus de nous. » Il me demanda d’ouvrir la caméra pour me dire adieu. Je vis un large sourire qui fendait son beau visage, comme si cette avalanche de violences gratuites glissait sur son humanité comme un vent passager ; mon visage s’assombrit et ma gorge s’est serrée pour retenir les larmes de l’impuissance. Pour me remonter le moral il enchaîna : « Maman, ce n’est pas grave, en Tunisie nous avons aussi connu des gens biens, comme vous ». Hervé avait déjà laissé tout cela derrière lui; sa générosité triomphait de la lâcheté ambiante et il ne se laissait pas enfermer dans la haine, pourtant si légitime, de ceux qui ont décrété leur supériorité raciale pour déshumaniser ceux qui ne leur ressemblent pas.
Dans sa détresse Hervé était plus grand que notre président de la République qui m’a privée du beau sourire d’Hervé. Moi je ne pardonne pas ces atteintes à notre dignité, à nos valeurs, à nos lois à notre civilité et je te promets Hervé qu’ils seront un jour redevables de leurs lâches actes.
Sihem Bensedrine
Raoued le 4 mars 2023
1- Tout cela en violation de la loi tunisienne et des recommandations de l’Instance Vérité et dignité qui avait reçu des plaintes pour discrimination de quatre minorités (Les communautés Juive, Chrétienne, Amazigh et Noire) et avait reconnu le statut de victimes de discriminations à ces quatre communautés. Elle avait recommandé le renforcement du dispositif pénal relatif à la discrimination et la criminalisation l’incitation à la haine sous toutes ses formes. Non seulement les autorités publiques n’ont pas mis à exécution ces recommandations (pourtant obligations légales) mais ont favorisé la lâcheté et sa cohorte de violences et de racisme débridé.