A propos de la tuerie de Newtown et des jeux vidéos guerriers
L’EMPIRE DE LA TECHNIQUE EST CELUI DE LA VIOLENCE ABSTRAITE
Rares sont les analyses relatives au rôle joué par le déferlement technologique en cours dans son rapport avec la violence collective et individuelle, du moins celles possédant une dimension critique vis à vis des comportements pathologiques produits par notre société. Notons tout d’abord que ces tueries ont été inaugurées par les Etats Unis, initiateurs de notre modernité dans tous les domaines. Du côté de l’Europe qui a pourtant été à son tour atteinte par cette maladie avec le massacre de jeunes en Norvège, la réponse est toujours la même : aux Etats Unis, les armes sont en vente libre en raison d’un amendement de la Constitution de ce pays donnant le droit à chaque américain d’être armé, une tradition compréhensible à l’époque. Autrement dit, c’est la faute aux armes en vente libre et il suffirait donc de les interdire pour résoudre le problème ! Le problème est que la puissance des armes actuelles rend cette tradition complètement décalée par rapport à l’environnement technologique de notre époque. Au XVIII ième siècle, la possession d’un fusil à un coup à poudre noire ne pouvait pas provoquer de massacre, contrairement à la kalachnikov aujourd’hui. Si donc le gouvernement américain décidait de revenir à cette technologie archaïque pour respecter l’amendement constitutionnel, les risques seraient considérablement diminués. Mais ce retour en arrière est bien évidemment difficilement imaginable aujourd’hui, d’autant plus que nous avons maintenant largement dépassé le stade des armes d’assaut grâce à des systèmes informatiques comme les drones permettant de tuer à distance.
Cette évolution est d’ailleurs largement encouragée par la diffusion commerciale massive des jeux vidéos en direction d’une clientèle de jeunes. Déjà diffusées depuis longtemps par le cinéma puis par la télévision, des images épouvantables de violence collective sont désormais commercialisées à travers le monde sans qu’aucune objection des autorités politiques, des organisations familiales comme religieuses ne soit formulée. Or aujourd’hui, c’est une véritable industrie de la violence mise en spectacle qui se développe sans aucun souci éducatif pour les enfants. Des psychologues patentés démissionnant devant la logique économique dominante, rassurent régulièrement les parents pour nous expliquer que les enfants savent parfaitement distinguer le virtuel du réel. Sans doute ont-ils raison en général mais il faut tout de même reconnaître que la frontière entre les deux peut être parfois floue pour les personnalités les plus fragiles comme celle du dénommé Merah marqué par son addiction aux jeux vidéos. Les conséquences psychosociologiques de ces scènes sur les enfants à moyen et long terme ne sont en réalité pas du tout évaluées. Ces dernières peuvent en effet induire une relation abstraite à la souffrance et à la mort violente d’autrui conduisant à un effacement progressif dans les mentalités de la frontière entre le réel et le virtuel. De ce point de vue, les techniques actuelles d’assassinats à distance pratiquées par les américains et les israéliens s’inscrivent dans ce processus de déréalisation de la violence mortifère. Face à son écran, le pilote du drone, déjà familier des jeux vidéos, ne se trouve pas dans une position fondamentalement différente de celle d’un enfant scotché durant des heures devant sa console d’ordinateur. Sauf que là, la mort violente est devenue une réalité même si elle a lieu à des milliers de kilomètres. C’est pourquoi cette technologie ne peut que contribuer à produire une génération habituée à la violence abstraite constitutive d’une barbarie moderne déjà inaugurée par les guerres industrielles du XX ième siècle. Mais par delà cet exemple, se pose la question, soulevée par Ellul il y a déjà cinquante ans, de notre capacité à reprendre la main sur ce qui nous a complètement échappé. Et cela devrait constituer un beau projet de civilisation pour la génération actuelle.
Simon CHARBONNEAU