Élection à la présidence, 2e tour 2022.
Peut-on laisser les autres voter pour soi ? De la décision de s'abstenir et des motifs qu'elle se donne.
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Simon Perrier
Comme au 2e tour des élections de 2002 et de 2017, voici à nouveau l’abstention présentée comme un choix d’égale valeur avec ce qui est traditionnellement nommé vote républicain[1]. Le danger de l’extrême droite au pouvoir est plus grand que jamais. Certains candidats ont ainsi clairement invité au vote républicain, entendons Macron, si opposés lui soient-ils. La position de J-L Mélenchon, importante, se contente de l’abstention mais n’y appelle pas. Il suffirait donc, selon lui, que l’on ne vote pas Le Pen. C’est cette position, et toute position abstentionniste, que nous jugeons discutable, voire inquiétante. Habileté politicienne ? Calcul vis-à-vis de son électorat ? Elle encourage l’abstention sans s’opposer au vote pour Macron. Au total, une chose est sûre : si la candidate du Rassemblement National venait à l’emporter, celles et ceux qui se sont abstenus devront en assumer la responsabilité et plus encore les candidats non-élus qui n’auront pas été clairs. Reviennent donc les mêmes problèmes, les mêmes incohérences, la même mauvaise foi.
Il y a des compromis particulièrement difficiles. Mais compromis n’est pas forcément compromission. Pourtant nous en sommes aujourd’hui à ce point que pour s’en éviter la douleur, celle d’une déception légitime, celle d’avoir à voter Macron, on voit naître à gauche, chez certains, la volonté de se persuader que Macron et Le Pen sont également un mal. La banalisation de l’extrême droite a été une réussite, bien aidée en cela par un libéralisme qui ne pense qu’à utiliser chacun comme un moyen, une ressource. Il fait du management le modèle de toute organisation, encourage la concurrence, engendre des hiérarchies habilement asservissantes et cultive une très douteuse religion du “travail”. Même l’école est aujourd’hui pensée comme une course à la productivité sous la pression d’une permanente évaluation. Et tout cela n’est qu’allusion.
Pour autant, la récupération d’une dénonciation des méfaits du “libéralisme” par le RN n’en change pas le naturel. Mme Le Pen a beau jeu de se dire du côté des faibles, des opprimés du “libéralisme”, contre la dérégulation. Dénoncer des maux ne coûte rien. Il suffit d’y regarder de près, si l’on veut bien le faire. Les anciennes convictions et obsessions sont toujours là. D’ailleurs, si, pour l’habillage, la candidature d’É. Zemmour l’a bien aidée, les partisans de celui-ci reviendront à elle sans état d’âme, comme après une mince dispute de famille. Mettre à égalité Le Pen et Macron suppose un aveuglement volontaire. Ce sont les droits les plus fondamentaux qui sont en danger. Ne pas (vouloir) s’en rendre compte valide des stratégies de communication. Ceux qui veulent s’abstenir ont-ils imaginé un seul instant ce que serait l’école du RN ? Et ce n’est qu’un petit exemple. Que chacun s’informe et se réveille !
Il n’y a rien à perdre en votant républicain, on sauve une république démocratique. C’est avant qu’on a perdu la possibilité que ses convictions soient au pouvoir, faute d’avoir été majoritaire, principe essentiel à la démocratie. La démocratie ce n’est pas l’élection de la Vérité, mais de l’opinion majoritaire. Sans doute chacun le regrette, autant qu’il est persuadé de la détenir… Ce vote républicain n’est pas davantage l’occasion d’un marchandage. Dans son principe, en son for intérieur, et quoi qu’on en dise publiquement (c’est humain, dira-t-on), on ne peut imaginer marchander la République, les droits fondamentaux qui en sont la constitution. Il est de la nature de la démocratie — en tant qu’elle concrétise au mieux le bien commun — qu’on accepte la majorité le temps d’un mandat. Ce vote républicain n’est donc pas l’occasion d’un chantage pour négocier ses opinions. Parce que le possible élu sera le président de tous et doit le plus possible rechercher le consensus, il y a certes un jeu des entre-deux tours, mais qu’on ne saurait mettre au-dessus du devoir de voter contre l’extrême droite.
Il est évident que pour beaucoup l’actuel président a cristallisé sur lui une forte aversion. Mais une gauche prétendant au pouvoir peut-elle sérieusement attribuer tous les maux de la France à une personne, ou presque, comme si, Macron parti, tout irait au mieux. Effet de campagne peut-être, qu’il aurait fallu assumer ensuite, la gauche, de Roussel à Mélenchon, a ainsi promis à tour de bras, jusqu’à des lendemains qui chantent ayant un fort goût d’hier. Le connu demain on rase gratis n’a jamais été autant mérité que durant cette campagne. Il suffirait d’être au pouvoir. Il suffirait que Macron s’en aille. À côté, heureusement, d’une légitime dénonciation des maux de notre société, ce fut un entre-soi de promesses et d’illusions retrouvées. On comprend que la défaite soit d’autant plus amère, que l’abstention apparaisse comme le dernier instrument d’un combat contre l’auteur de tous les maux.
Disons-le autrement, passée — vite ! — la gueule de bois, à la hauteur du rêve, au lieu de croire que ne pas voter Macron au 2e tour est faire quelque chose de bien, il serait bon que perdure la république sous son détestable gouvernement pour que renaisse une gauche qui pense le monde dans lequel elle vit, se réforme et, notamment, qu’elle prenne en considération que la France ne fera presque rien seule, qu’elle doit se soucier également du particulier, de l’universel et de l’international. Plus immédiatement, l’avenir est aux législatives.
Quant au vote à venir, le danger est grand que des voix venues de la gauche favorisent l’extrême droite, directement ou indirectement. On peut comprendre que des gens qui vivent dans les conditions les plus difficiles aillent voter Le Pen. Ils sont au chômage ou menacés d’y être. Ils multiplient les petits boulots, vivent une constante précarité, calculent leur vie sans cesse. Ils travaillent et pourtant sont pauvres. À côté d’eux, d’autres, qui, dit-on, “gagnent leur vie”, ne sont pas moins inquiets. Leur abstention ou leur vote RN est celui, non d’un aveuglement de l’ignorance — elle peut parfois jouer un rôle — mais d’un désespoir, de peurs de toutes sortes, au quotidien, de frustrations, d’humiliations, loin d’être seulement irrationnelles. Ils n’ont rien à perdre et, à leur place, chacun tenterait la même chose en votant à l’extrême droite. C’était, il y a plusieurs années, le mérite de J-L Mélenchon d’avoir voulu une reconquête de cet électorat par la gauche. Il est en revanche de l’ordre d’une confusion, de réactions stériles, d’entendre que s’abstiendront des gens qui n’en sont pas là.
Plus encore que dans les précédentes présidentielles, le discours de l’abstention est intenable. On ne se trahit pas en étant républicain et démocrate. Une bonne conscience du discours abstentionniste est d’ailleurs travaillée par une inquiétude. Elle repose sur un pari : que Macron sera élu. Quand ce n’est pas sur fond d’un RN banalisé, on s’entend dire, souvent avec une assurance stupéfiante, que de toute façon il sera élu. Ainsi l’abstention serait innocentée. Cela rendrait possible à la fois un déni à l’égard du risque pris et une attitude douteuse à l’égard de celles et ceux dont on compte bien qu’ils feront le sale boulot à sa place.
Pour un peu, à entendre ce genre de justification de la part d’abstentionnistes, on en deviendrait bête, en souhaitant que l’élection démente leur pronostic : car ils souhaitent bel et bien que Macron passe. Dire « pas une voix à l’extrême droite », c’est déjà l’avouer. Ils mesurent alors leur responsabilité si cela n’arrivait pas. Ils ne peuvent ignorer que c’est comme jouer à pile ou face avec la république. Aucune certitude n’est possible, quels que seraient les sondages, dont on sait les possibles erreurs. C’est d’abord ce pari qui est pour le moins discutable. C’est jouer aux dés avec l’avenir, et pas n’importe lequel. Si forte soit-elle et se croie fondée, une conviction n’annule pas la contingence.
Là est le premier problème, l’incohérence de celles et ceux, les plus nombreux, qui annoncent qu’ils ne voteront pas pour Macron tout en disant leur détestation du RN. Ainsi voit-on apparaître cette fois, à l’extrême, qu’au fond, Macron ou le Pen… La mauvaise foi a ses ruses. Heureusement, la plupart ne prétendent pas à l’innocuité du RN pour la démocratie. C’est dire que le pire serait pour eux que Le Pen soit élue. Donc, si l’on veut bien ne pas jouer avec les mots, ne pas se jouer des mots, ne pas se mentir, leur priorité est bien que le RN n’arrive pas au pouvoir. Poser comme une certitude que d’autres vont assurément élire Macron est intenable. Quand Pascal proposait aux athées ou sceptiques de parier sur Dieu, il leur promettait au moins que, même perdu, le pari ne serait pas sans bénéfice. Mais le pari de nos abstentionnistes militants, s’il était perdu, serait celui d’apprentis sorciers responsables d’un naufrage. Même une probabilité n’est pas une assurance. Objectivement, il ne manque pas de raisons de craindre l’élection de la candidate de l’extrême droite. Il n’est pas acceptable de s’abstenir.
Le deuxième problème, et une autre incohérence, est que leur décision est fondée sur l’utilisation des autres comme moyen pour faire ce qu’ils devraient faire puisqu’ils ne veulent pas de l’élection de Le Pen. C’est ici une pureté gagnée au prix du sacrifice des autres. La belle âme veut conserver son intégrité.
Ce qui est détestable en cette posture, c’est qu’en ne voulant pas voter soi-même, on affirme que c’est un mal que Macron soit élu. On ne s’abstiendrait pas sinon. Alors, en toute cohérence, si voter Macron est un mal pour la République, il ne faudrait pas seulement dire que l’on s’abstient, mais appeler chacun à l’abstention, militer pour l’abstention, supplier celles et ceux qui voudraient voter Macron de ne pas le faire. Sinon, on admet qu’il n’est pas un mal de voter Macron, et même qu’il le faut. Comment pourrait-on alors justifier de ne pas le faire soi-même ? Ce qu’ils estiment ne pas être dignes d’eux, ce qu’ils ressentiraient comme une trahison d’eux-mêmes, les autres devraient le faire ?
En déléguer d’autres pour ce qu’on estime être se salir les mains — ce qui n’est en rien le cas — est plutôt la marque d’une faiblesse. Être ainsi incapable d’une distance momentanée avec ses convictions pour répondre à une exigence plus haute, n’est pas une preuve de liberté.
Imaginons, presque pour rire, qu’avant le 2e tour, des sondages annoncent que s’ajoutant aux abstentionnistes anti-Macron, les autres, ceux sur qui repose pourtant leur bonne conscience, semblent décider à rester chez eux au 2e tour, soit en « pêcheur à la ligne », par simple paresse, ou, mieux encore, parce que l’élection de Macron étant paraît-il assurée, ce n’est même pas la peine de se déplacer, ou toute autre raison. C’est possible. Il faudrait alors que nos abstentionnistes militants, hantés par le souci de ne pas se compromettre avec le Diable, Macron, supplient ces autres d’aller voter pour lui ! Il leur faudrait sinon assumer d'avoir contribué, par leur abstention, à l’installation du RN à la présidence de la République. Moins drôle peut-être : cela pourrait se passer sans que les sondages l’aient prévu.
Au-delà de l’incohérence, de la bonne conscience qu’elle couvre, s’ajoute que cette attitude revient à considérer comme des crétins utiles ceux qui, de droite comme de gauche, vont voter Macron. On s’en sert comme de moyens. Si cela marche, ne doutons pas que nos abstentionnistes se vanteront de ne pas s’être compromis. Mieux encore, ils accuseront plus tard ceux qui ont accepté ce vote républicain d’être responsables de la politique de l’élu. Ainsi pourront-ils continuer agréablement leur vie de contestataires n’ayant pas trahi la pureté de leurs idéaux. Belle contradiction et subtile mauvaise foi.
Concluons en répétant qu’il n’y a rien d’autre qu’on peut attendre de ce vote républicain que d’avoir empêché l’extrême droite d’être au pouvoir. C’est à la fois beaucoup et sans doute très frustrant, mais certainement pas regrettable, au contraire. Soyons lucides : il y a des calculs politiciens admissibles. Celui-ci, s’abstenir, ne l’est pas.
Simon PERRIER
[1] • Vote républicain, l’expression a beaucoup servi, voire été utilisée. Nous la conserverons par commodité. Elle suppose la reconnaissance par chacun d’un devoir, librement, donc autant qu’on en aura examiné les raisons.