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Simon Perrier

Professeur de philosophie, lycée et CPGE scientifiques, président de l'APPEP de 2008 à 2014 (association des professeurs de philosophie de l'enseignement public).

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Billet de blog 18 janvier 2023

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“Travailler” sans retraite.

Sur le ton de l'ironie, à propos de la réforme des retraites, une courte tribune sur l'obsession de faire travailler plus.

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“Travailler” sans retraite.

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À écouter notre président, sa volonté de réformer la retraite, passées les nécessités économiques qui la justifieraient, participe plus globalement d'un discours répété : mettre la France au travail et ainsi la rendre heureuse. Il faut se méfier des gens qui veulent vous rendre heureux.

Il ne s’agit pas de changer le modèle économique qui détermine la nature du “travail” —entendons des emplois— et de leur organisation, mais seulement de changer un état d’esprit à l'égard du “travail”. Il faut que les français apprennent à aimer leur “travail". L'aimer c'est s'adapter à ses exigences, quoi qu’il en coûte. Si on ne peut être jardinier on s'épanouira aussi bien en étant manœuvre. Peu importe la tâche pourvu qu’il y ait tâche. Il faut être président pour le savoir : il n'y a pas de sot métier.

On est ici au plus près d'un discours soupçonnant et dénonçant, à sa manière, l'esprit de jouissance. Trop de français ne perçoivent pas que l'effort dans le travail est la mesure d'une vertu et d'un bonheur. Quel “travail” ? La question n'est pas posée. Elle ne se pose pas. Le marché décide.

Ce qui compte, c'est que le travail est le meilleur des divertissements. Il occupe. Il ne vous laisse pas le temps de penser à autre chose. Plus vous lui consacrerez de temps moins vous en aurez pour penser et vous pourrez mourir sans même avoir vu la mort venir. Oisif, vous vous tortureriez l'esprit. Ajoutez à cela quelques distractions vite consommées, dans les rares moments qui resteront à combler et vous éviterez les affres d'un prétendu temps libre dont on ne sait pas quoi faire. L'humain ne sait pas quoi faire de lui-même. Le “travail” est sa bienheureuse servitude et son salut.

Sérieusement, retirant l'ironie, bien des métiers (au sens large) mérite qu'on s'y attache, qu'on vive par et pour eux. Mais combien ? Et toute une vie ? Répétons-le, la question n'est de toute façon pas posée ici. On trouvera toujours quelques spécialistes des ressources humaines, de la pénibilité au travail et du bien-être, pour masquer la misère et prétendre démontrer qu'on se soucie d'une valeur de l'humain. On rationalisera.

Une telle foi en un tel projet participe, en même temps, d'une culture très primaire du "travailler dur", laquelle hante en particulier bien des discours états-uniens et se veut la mesure populaire de toute valeur. Il suppose la vie comme un long sacrifice. Le travailleur insatiable est ce héros acceptant tous les métiers et même d'en avoir plusieurs, en même temps. Il ira jusqu'à répondre volontiers à l'injonction de prendre sur son sommeil, sans quoi il devrait avoir honte de lui-même, honte de trahir sa famille, sa patrie et son Dieu.

Ironiquement dit, on ne doit plus se désoler d'avoir attendu si longtemps une telle insistance et détermination à propos des retraites et du travail. Par bonheur nous avons ouï-dire que, sur ce point, cela pourrait ne pas s'arrêter au simple but des 65 ans (64 pendant les soldes). Cela n'a pas encore été annoncé, mais, bien plus que l'âge de la retraite repoussé, dans un deuxième temps il ne serait plus possible de prendre une retraite que sur la foi de certificats médicaux, délivrés par des médecins agréés par l'État. Ces certificats devront attester d'une incapacité et, plus encore, garantir d'une mort "prochaine" de l'intéressé. On connaît ces parasites qui cherchent à paresser en exploitant les faiblesses d'un État providence. Par humanité, c'est une commission de sénateurs qui aura à décider ce qu'il faut entendre par "prochaine", cela dans l'intérêt de tous. Ainsi, heureusement occupé jusqu’au bout par son métier, chacun pourrait mourir insensiblement, vite fait, sans perdre son temps à voir la mort venir et laisser vagabonder ses pensées dans un Ehpad coûteux.

C'est une grande ingratitude qui fait refuser de si bonnes intentions, effet de sempiternelles passions tristes. Cette réaction est typique des déclassés, des aigris, des paresseux. Ils sont incapables de reconnaître qu'avec le métier, quel qu'il soit, du matin au soir, jusqu'à la mort, et pour toutes les catégories sociales, à tous les niveaux, le "travail", ainsi devenu toute la vie, leur offre le plus efficace des divertissements. Chacun pourrait être ainsi absorbé, concentré sur son bon fonctionnement, jusque dans le peu de vie privée qui leur resterait. La retraite c'est passer son temps à voir le temps passer. On devrait se féliciter de la bienveillance de nos gouvernants limitant ainsi l'oisiveté et rendant la plus brève possible ce qui ne sera heureusement plus qu'une retraite palliative.

Quant à moi, au regard de cette belle conception qui fustige l'esprit de retraite et loue le métier à vie, il me faut faire le triste bilan de ma vie. J'étais professeur. Je suis maintenant un parasite coûteux. Pire, j'étais professeur donc je n'ai pas fichu grand-chose. Aujourd'hui, la mort dans l'âme, je comprends que j'aurais dû être employé jusqu'à ne plus le pouvoir et cela en "agent public" plutôt qu'en professeur. "L'agent public", dans la nouvelle conception du fonctionnaire, incluant les professeurs, est, dirais-je, un utilitaire*, jugé à sa productivité, le producteur d'un matériel qu'il conviendrait mieux désormais de nommer future ressource humaine plutôt qu'élève. Lui, la ressource, ne connaîtra guère la retraite. Il ira joyeusement "au boulot" jusqu'à son dernier jour. Honteusement retraité, me voici, morne, forcément morne, guettant fébrilement le vieillissement et la mort, et sans même un camping-car. Que n'ai-je cherché à connaître McKinsey plutôt que Socrate. Il m'aurait appris à bien gérer ma vie. Certes ces “conseillers” ne prennent pas la carte vitale, mais il paraît qu'il leur arrive de conseiller gratuitement.

Simon Perrier

* Utilitaire : " logiciel qui assure des opérations de gestion ou d'exploitation." (Le Robert)

[Merci à Blaise Pascal, pour l'ambiguïté de sa conception du divertissement y compris]

P.-S. nécessaire : Défendre la retraite, n'est pas idéaliser la retraite, pas plus qu'il ne s'agit de dévaluer tout “travail”. Mais ce sont d'autres problèmes.

Fernand Léger, Les loisirs, Hommage à David, (1948-1949), Musée d'Art Moderne, Paris.

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