La traduction inédite proposée par Ulysse Lojkine d’un texte de l’économiste britannique Joan V. Robinson encore trop méconnu en francophonie, son Essai sur l’économie de Marx (1942)[1], est dans la conjoncture actuelle tout à fait opportune ; le traducteur n’a en effet que trop raison d’insister, dans sa contribution liminaire[2], sur l’analogie que présente l’époque de publication du texte de Robinson avec la nôtre ; la même durée sépare la crise de 1929 et la rédaction de l’Essai qu’il ne s’en est écoulé de la crise de 2008 à aujourd’hui. Comme jadis, la théorie économique dominante se trouve parfaitement incapable, non seulement de répondre, mais plus encore de formuler les questions les plus brûlantes que nous force à nous poser notre contemporanéité dans ses dimensions sociopolitique, socioéconomique et socioécologique. Au regard d’un tel état des lieux historique, la capacité de l’écriture de Robinson à susciter un farouche désir de penser au-delà des routines intellectuelles suffirait seule à justifier la parution de cette traduction.
Mais son intérêt excède en fait cette simple considération, en ce que, loin de proposer une plate exposition de la théorie économique marxienne, l’Essai se livre à un examen serré de la pertinence des catégories analytiques mobilisées par Marx, autant que de la validité de ses thèses sur la dynamique du capitalisme. C’est donc une contribution essentielle au débat sur la manière dont user du legs marxien pour rendre compte des défis de notre temps que cette traduction offre à un public de langue française qui n’y avait jusqu’alors pas été sensibilisé.
Pour autant, il est impératif de noter que ce n’est pas en marxiste, mais bien en économiste, et en économiste keynésienne, que Robinson aborde l’œuvre de Marx, ce qui ne va pas sans en orienter la lecture qu’elle en fait – sans qu’elle s’en cache d’ailleurs le moins du monde. Au terme d’un parcours critique d’une redoutable acuité, l’autrice aboutit à une interprétation très particulière du Capital, et qui ne manquera pas de susciter la polémique parmi ses lecteurs français. Le point de vue que nous aimerions défendre ici consiste en l’affirmation que la nature de la reconstruction de la pensée économique de Marx à laquelle parvient Robinson doit beaucoup au souci qui fut le sien d’énoncer les thèses marxiennes dans un espace discursif homogène à celui des courants économiques universitaires – ce que Lojkine nomme judicieusement le « postulat de traductibilité » (p. 17) ; en particulier, nous aimerions tenter de montrer en quoi la réfutation par Robinson de la théorie marxienne de la valeur, et sa focalisation sur une demande effective insuffisante comme mécanisme explicatif des crises du capitalisme, fonctionnent comme des artefacts, ou du moins des corollaires du primat accordé la méthode analytique dans sa restitution du Capital. La mise en exergue de cette affinité entre méthode et contenu servira de prétexte à une courte réflexion sur l’articulation qu’un paradigme marxiste, en sciences sociales, se doit selon nous de proposer entre méthodologie, théorie et politique pour gagner en pertinence tant scientifique que pratique face aux enjeux suscités par la phase contemporaine du capitalisme.
La méthode analytique comme outil d’énonciation de la théorie marxienne
Confrontant de manière systématique le raisonnement de Marx – ou du moins la reconstruction qu’elle en propose – aux théories économiques de Marshall et de Keynes, qui se disputaient alors l’hégémonie au sein du champ de l’économie académique, elle octroie par là même au système économique marxien une manière de dignité intellectuelle dont on le privait, moqué ou ignoré qu’il était par les économistes universitaires[3]. Un geste d’intégration de la théorie marxienne dans le débat scientifique qui ne s’avérait possible qu’au prix d’une épuration du propos de ce qu’elle considère comme des scories « métaphysiques », qui font selon elle obstacle à la bonne intelligence de l’œuvre économique de Marx :
Les universitaires ne prétendaient même pas comprendre Marx. Ce qui, outre leurs préjugés, le leur rendait inaccessible, c’était, me semblait-il, sa manière de penser métaphysique du XIXème siècle, qui est étrangère à une génération éduquée à interroger la signification de la signification.
(EEM, p. 34)
La mention implicite de l’ouvrage d’Ogden et Richards, The Meaning of Meaning[4], rappelée en note infrapaginale par le traducteur (qui profite ici pleinement de sa double formation en économie et en philosophie, un économiste unidisciplinaire n’ayant probablement pas identifié la fugace référence), n’a rien d’anecdotique. En effet, cet ouvrage constitue l’un des temps forts du mouvement qui conduisit la philosophie anglaise à se focaliser sur les questions logico-linguistiques, une tendance étroitement liée à l’essor de la philosophie analytique. Dans l’un des ouvrages séminaux de ce courant, le Tractatus logico-philosophicus (1922), Wittgenstein énonce fameusement le « but de la philosophie », qui consiste selon lui en la « clarification logique des pensées »[5] :
Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements.
Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions.
La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses.[6]
C’est habituellement dans ce double souci pour la rigueur définitionnelle et l’articulation logique des propositions selon l’application stricte des principes hypothético-déductifs que l’on situe la spécificité de la philosophie analytique, qui renonce sans remords à ce qu’elle considère comme la littérarité d’une certaine philosophie continentale, prétendument plus soucieuse de prouesses stylistiques que de précision argumentative[7].
Dès lors, Robinson s’adonne d’une retranscription des parties les plus pertinentes du Capital dans une langue intelligible à ses propres contemporains, en les délestant de toute la brume herméneutique qui les obscurcirait. Une opération qu’elle envisage elle-même comme un véritable exercice de traduction, comme elle s’en explique dans la préface à la seconde édition, où elle affirme avoir « donc essayé de traduire les concepts de Marx dans un langage qu’un universitaire pouvait comprendre », non sans « provoqu[er] la perplexité et la colère des marxistes déclarés, pour lesquels la métaphysique est précieuse pour elle-même » (EEM, p. 34).
Une fois saisie cette motivation fondamentale, on ne saurait être surpris de ce que l’ouvrage débute, après l’introduction générale, par un chapitre 2 intitulé « Définitions » ; on y trouve énumérées les principales catégories économiques de Marx (composition organique du capital, taux d’exploitation, valeur, …), assorties d’une explication concise du contenu auquel elles renvoient – ou du moins, à la manière dont Robinson comprend ce contenu. De même, le chapitre se termine sur les « hypothèses […] fondamentales pour l’ensemble de sa [Marx] démonstration » (EEM, p. 61). Cette manière de procéder, on l’aperçoit d’emblée, est l’application stricte de la méthode analytique et hypothético-déductive mentionnée plus haut, et qui a alors seule droit de cité dans l’économie universitaire : on expose des hypothèses ainsi qu’une série de variables, dont on étudie ensuite les interactions. Quoique l’ouvrage contienne fort peu de formalisme mathématique, on peut ainsi suggérer que l’entièreté du propos fonctionne comme la description verbale d’un modèle mathématique, où est spécifiée l’influence de telle variable sur telle autre. Ces relations de causalité sont en outre la plupart du temps formulées de manière unilatérale.
La théorie marxienne de la valeur
Un exposé de cette facture tranche radicalement avec la manière dont Marx lui-même travaille. Par exemple, il ne s’attache pas à définir, dans un chapitre introductif, la notion clé de « capital » comme, disons, une quantité d’équipements techniques ou une somme d’argent. Il procède bien plutôt en esquissant la théorie de la marchandise (« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une « gigantesque collection de marchandises » »[8]) ; sa définition de la marchandise n’est ensuite pas univoque, mais repose, comme on sait, sur la tension entre valeur (d’échange) et valeur d’usage : la marchandise jouit d’un type de valeur en ce qu’elle permet à qui la possède de profiter de ses effets utiles (e.g., se déplacer en voiture), mais elle est également valorisée en ce qu’elle peut être échangée contre de l’argent, qui permet d’acheter d’autres types de marchandises (e.g., vendre une voiture et s’acheter un ordinateur avec le montant ainsi acquis). Dès l’abord, la spécificité de la marchandise est à mettre en lien avec cette fracture qui se niche en elle, entre valeur et valeur d’usage. Ce n’est qu’à ce stade du raisonnement qu’il pourra alors concevoir le capital comme de la « valeur en mouvement », passant par ces diverses formes que sont l’argent, les marchandises et le capital productif[9].
Un rappel aussi lapidaire n’a pas pour ambition, on le comprend bien, de reconstruire avec précision le premier volume du Capital ; il doit néanmoins permettre de sensibiliser à la très grande divergence qui existe entre la méthode de Marx et celle mobilisée par Robinson pour sa reconstruction de la théorie économique du philosophe allemand. Car l’option méthodologique analytique rend assez mal compte de la dimension contradictoire de la production capitaliste, dont le lieu premier est la catégorie de valeur elle-même. Du reste, l’économiste britannique n’est pas même en mesure de capturer le sens véritable de cette catégorie, ni même le champ de validité restreint que lui attribue Marx. Car la précision socio-historique qui ouvre le volume I (« les sociétés [et ces sociétés-là seulement] dans lesquelles règnent le mode de production capitaliste ») permet de stipuler que les catégories de valeur et de marchandise ne sont des outils d’analyse pertinents que pour peu qu’on les utilise dans ces formations sociales très particulières qui présentent une économie de type capitaliste. Tout au contraire, dans son appendice au chapitre 3, « La valeur dans une économie socialiste », Robinson applique la notion sans discernement aux économies du socialisme d’Etat autoritaire. Cet anhistoricisme est un autre biais bien connu, et souvent décrié, de la méthode analytique des économistes, sur lequel on reviendra en conclusion.
Mais l’implication la plus lourde d’une telle reformulation analytique réside dans ce que, de par sa réduction de la valeur à un simple standard métrologique, et de la théorie de la valeur travail une théorie du prix relatif des marchandises (EEM, p. 35), Robinson peut en venir à la réfuter sur la base d’un simple jeu algébrique (le fameux problème de la transformation des valeurs en prix de production, formulé, sans être désigné de la sorte, en p. 68), ce qui lui permet d’affirmer péremptoirement qu’« aucun argument substantiel de Marx ne dépend de la théorie de la valeur travail » (p. 76). Emerge donc chez Robinson la possibilité d’un découplage entre la théorie de la valeur travail et le reste de la théorie économique marxienne. Bien plus, elle suggère que la prépondérance de la valeur travail dans la pensée de Marx s’explique avant tout par des motivations idéologico-politiques, en ce qu’il « utilise son appareil analytique pour défendre l’idée que seul le travail est productif » (p. 71), et donc dénier toute dimension productive au capital. On comprend aisément comment une telle perspective conduit à des options normatives anticapitalistes. Pourtant, Robinson estime possible de conserver de telles conclusions politiques sans détour par la théorie de la valeur travail, et sans dénier au capital sa productivité. Il suffit pour ce faire d’opérer un distinguo entre, d’une part, le capital (pensé comme ensemble de techniques permettant le déploiement du potentiel productif de la société), et, d’autre part, les institutions capitalistes que sont la propriété privée des moyens de production : « […] les institutions de la propriété privée et leur tendance au monopole sont délétères précisément parce qu’elles nous empêchent d’avoir autant de capital que nous en avons besoin, et la sorte de capital dont nous avons besoin » (p. 72). Comme on voit, ni le contenu des intuitions de Marx sur l’économie capitaliste, ni même les positions politiques qui furent les siennes, ne semblent pour Robinson conditionnées à la validité de la théorie de la valeur travail, qui peut donc être amputée sans dommage. On va pourtant voir qu’une telle opération est loin d’être sans conséquence sur l’intégrité de la théorie de Marx, notamment eu égard à sa conception de la crise.
La théorie marxienne de la crise
De ce refus de conserver le cadre théorique de la valeur, et en réduisant son utilisation par Marx à une facilité rhétorique indexée à stratégie politique, émerge l’impossibilité de conserver l’explication marxienne orthodoxe de la crise. En effet, le mode de production capitaliste y est présenté comme un processus contradictoire, fondé sur la tension dialectique entre, d’une part, les rapports de production capitaliste, dont le moteur est l’auto-expansion intransitive de la valeur, et, d’autre part, l’essor des forces productives. Dans les premiers temps du développement capitaliste, les catégories à partir desquelles se régule l’ordre économique bourgeois, celle de valeur au premier chef, servent de stimulation à l’expansion des moyens sociaux de production, et donc à l’accroissement de la productivité. Toutefois, passé un certain stade, les rapports de production articulés autour de la catégorie capitaliste de valeur font obstruction à l’expansion ultérieure de la production : la surproduction absolue de capital, caractéristique de la crise, n’est problématique que dans le cadre bien spécifique du capitalisme, puisqu’elle entame la profitabilité des firmes ; à l’aune de l’épanouissement humain et de la satisfaction des besoins sociaux, parler de « surproduction » n’a pourtant pas de sens.
C’est donc bel et bien dans la sphère de la valorisation (ou, c’est ici équivalent, de la production) que les crises trouvent leur origine. Mais en dépouillant le système économique de Marx de ce supposé oripeau métaphysique qu’est la valeur, Robinson ne peut saisir comment la contradiction immanente à cette catégorie est porteuse d’épisodes critiques. Elle ne peut alors que tourner son regard vers la sphère de la circulation, qui fait l’objet du livre II du Capital. Y trouvant une critique de la loi de Say (selon laquelle l’offre rencontre toujours sa demande) analogue à celle formulée plus tard par Keynes, elle s’intéresse aux fameux schémas de reproduction et estime pouvoir y situer les prémisses d’une théorie explicative de la crise en termes d’insuffisance de la demande effective, qui ne sera pleinement développée que bien des décennies plus tard, par Kalecki et Keynes. Marx, à son sens, aurait pu anticiper une telle conceptualisation, s’il n’avait pas absolument tenu à voir dans la production de la survaleur la source de toute crise, pour tourner plutôt son regard vers les apories rencontrées par celles-ci dans sa réalisation en profit monétaire. Robinson s’explique l’incapacité de l’auteur à finaliser une telle intuition par une ambiguïté qui traverserait son œuvre :
[Marx] n’a pas vu combien la théorie orthodoxe dépend de la loi de Say et s’est donné pour tâche de découvrir une théorie des crises qui s’appliquerait à un monde où la loi de Say aurait cours, mais aussi la théorie valable quand la loi de Say ne l’est plus. Ce dualisme sème la confusion dans le propos de Marx et, plus encore, dans ceux de ses successeurs.
(EEM, p. 108)
Qui plus est, Robinson soupçonne les marxistes d’avoir refusé de labourer plus avant les indices de la théorie sous-consommationniste qu’elle croit détecter chez Marx pour des motifs d’ordre avant tout politiques : elle prétend qu’ « on a associé les théories de la sous-consommation à un plaidoyer pour la réforme plutôt que pour la révolution, à la croyance qu’on pourrait faire fonctionner le capitalisme de manière satisfaisante, et pour cette raison on les a rejetées comme incompatibles avec le credo marxiste » (EEM, p. 128). Or, c’est précisément la pertinence d’une telle association que conteste Robinson ; tout comme elle insistait sur la possibilité de mener une critique politique de la société bourgeoise sans recours au vocabulaire de la valeur, elle estime que l’explication de la crise par l’insuffisance de la demande effective et la sous-consommation du salariat est conciliable avec une aspiration révolutionnaire, puisque « la mauvaise distribution du revenu est aussi profondément inhérente au système capitaliste que la baisse tendancielle des profits l’était pour Marx, et elle ne peut être corrigée sans des modifications radicales du système » (EEM, p. 130).
Le marxisme est-il une méthode ?
En définitive, on retiendra de ce rapide survol de l’intéressant ouvrage de Robinson que deux thèses d’ordinaire assimilées au marxisme « orthodoxe », celle ayant trait à l’usage à faire de la catégorie de valeur dans la compréhension des sociétés capitalistes, et celle concernant l’étiologie des crises, sont abandonnées par l’autrice à l’issue de sa lecture du Capital, sans que celle-ci ne dénie pourtant à Marx toute pertinence (l’enjeu premier du texte consiste bien à inciter ses collègues économistes à se plonger dans la pensée économique de celui-ci afin d’y puiser une forme de créativité scientifique, et de réorienter leurs travaux autour des « grandes questions » suscitées par le développement capitaliste).
Le contenu substantiel des thèses de Robinson ne fait naturellement pas consensus parmi les marxistes contemporains[10] ; il paraît même franchement hérétique, tant et si bien que la question de savoir si Robinson a ou non « trahi » le Capital fait l’objet de la section la plus intéressante de la préface de Lojkine (Débats, pp. 21-27), dans lequel il dégage trois strates distinctes de cette problématique (p. 25) : la première, philologique et sémantique, consiste à statuer sur ce que Marx a voulu dire dans le Capital ; la deuxième, analytique, tient à la « cohérence de telle ou telle représentation formelle des échanges dans une société capitaliste » ; enfin, une interrogation d’ordre philosophique porte sur la nature des catégories à même de rendre compte de la nature et de la dynamique du capitalisme. Le préfacier remarque fort judicieusement que les « différents auteurs marxistes se distinguent non seulement par la réponse qu’ils apportent à chacune des trois questions, mais aussi par la manière dont ils les articulent, donnant le primat plutôt à l’une ou à l’autre » (ibid.). Pourtant, il convient d’insister davantage, à notre sens, sur l’idée selon laquelle les réponses que l’on apporte à chacune des trois dimensions de la problématique ne sont pas indépendantes les unes des autres ; en particulier, on a essayé ici de suggérer que l’option méthodologique retenue avait une forte probabilité de pré-orienter la conception philosophique du capitalisme, de la diriger vers un contenu particulier : une méthode dialectique et historique privilégiera spontanément une compréhension en termes de contradictions historiques orientées vers leur propre résolution-dépassement, là où une méthode analytique privilégiera plus volontiers une vision en termes de déséquilibres ou de discrépances quantitatives, susceptibles d’aboutir à un nouvel équilibre plus ou moins proche de l’ancien. En somme, la pensée analytique, a fortiori lorsqu’elle est formalisée mathématiquement, a une tendance à raisonner à cadre constant, et donc à se désintéresser des transformations historique, politique et institutionnelle qui structurent et soutiennent les phénomènes économiques.
Aussi une frange du marxisme « orthodoxe » a-t-elle bien souvent nourri de fortes réticences à adopter une méthode analytique « bourgeoise », allant jusqu’à faire de la méthodologie sous-tendant une proposition le critère véritable de l’attribution à celle-ci de la qualité de marxiste ou non. Lukacs, dans Histoire et conscience de classe, écrivait à cet égard : « Orthodox Marxism … does not imply the uncritical acceptance of the results of Marx’s investigations. It is not the “belief” in this or that thesis, nor the exegesis of a “sacred” book. On the contrary, orthodoxy refers exclusively to method »[11]. Dans cette vision, retenir une méthode, construire une philosophie de l’histoire et de la société et déboucher sur des options politiques spécifiques, ce serait tout un. Le cas de Robinson trouble ce tranquille appariement : comme on l’a mentionné au cours de notre recension, sa prédilection pour l’exposition du Capital par une méthode analytique ne la retient en rien d’embrasser une ligne politique radicale et anticapitaliste. De même, elle ne renonce pas entièrement, contrairement à bon nombre des tenants de la méthode analytique, à une forme d’historicisme, comme le montre Lojkine (pp. 25-26), consciente qu’elle est du caractère socio-historiquement circonscrit du capitalisme, et de sa co-existence ou substitution possible par d’autres institutions économiques. Toujours est-il qu’il n’y a pas chez elle de théorie du mouvement d’un moment historique vers un autre, ce qui est sa principale distinction (et sans doute sa principale limite), sous cet angle, avec Marx, pour lequel chaque étape du développement historique porte en elle, de manière immanente, la possibilité de la suivante – une possibilité qui s’actualise pour peu qu’un ensemble de conditions soit réuni.
Toutes choses qui nous conduisent à conclure que l’ouvrage de Robinson est une pièce à conviction majeure en faveur de l’adoption sans réticence de ce qu’on pourrait nommer un « pluralisme méthodologique informé par les valeurs » ; ce que sa lecture prouve, c’est en effet que le rapport de causalité mécanique entre le choix d’une méthodologie spécifique et une option philosophico-politique ne tient pas. L’application d’une méthode, disons la méthode analytique ou « économiciste » de la modélisation mathématique, a certes une propension à diriger le raisonnement vers certaines conclusions substantielles ; pour autant, c’est bien plutôt en des termes probabilistes qu’il s’agit de penser, car ce lien est loin d’être inéluctable. Il existe toujours la possibilité de détourner la pensée de ces chemins balisés en démultipliant les prismes de lecture, i.e. en manipulant divers cadres méthodologiques, afin de diversifier et d’affiner la compréhension d’un objet. La compatibilité entre les méthodes mobilisées et la transposabilité des conclusions n’ont nul besoin d’être absolue pour qu’une telle stratégie de recherche se justifie ; il est même assez sûr qu’elles ne le seront pas, et c’est précisément là que réside l’intérêt de ce pluralisme méthodologique, puisque les limites d’une méthode seront compensées par une autre, qui permet d’adopter une perspective oblique sur un même objet, et donc d’en enrichir la compréhension.
On peut même arguer que c’est ainsi qu’opèrent traditionnellement l’un des courants marxistes les plus stimulants, particulièrement actifs dans la sphère francophone, celui des régulationnistes : n’hésitant pas à recourir à la modélisation mathématique du système économique, les économistes se revendiquant de cette Ecole ne s’y adonnent pourtant qu’une fois explicités les paramètres institutionnels au sein desquels celui-ci se déploie, et sont tout à fait sensible à la mutabilité desdites institutions, dont la cristallisation relève, en dernière instance, du conflit politique – un conflit lui-même structuré, entre autres choses, par le fonctionnement de la machinerie économique. L’Ecole de la Régulation peut ainsi, en couplant la méthode analytique à une méthode historique informée par la sociologie politique, distinguer une diversité synchronique et diachronique du capitalisme, sans renoncer à la description formelle du fonctionnement de ces variétés[12].
Ce pluralisme méthodologique nous paraît donc particulièrement à même de rendre compte des sociétés capitalistes, plus que l’application dogmatique d’une méthode unique comprise comme seule capable de fournir la clé de nos sociétés de marché. Il faut néanmoins y insister : ce pluralisme n’équivaut en rien à un agnosticisme théorique. Pour être fécond, il doit en effet être guidé théoriquement par quelques propositions conceptuelles fondamentales, voire d’intuitions théoriques, sur le capitalisme, parmi lesquelles on peut sans doute compter la pertinence d’une analyse de la société sous l’angle d’une totalité hiérarchiquement différenciée, entre autres choses, en classes sociales, ainsi que la nature motrice de la conflictualité entre de tels groupes. Mais il y a plus : pour constituer un paradigme de science sociale unifiée autour des « grandes questions » de notre temps, il nous semble que, sans communier dans une idéologie commune dont les préceptes seraient arrêtés une fois pour toutes, les chercheuses et les chercheurs travaillant, sur la base de telles intuitions partagées, à l’élucidation d’objets proches, doivent avant tout être en affinités axiologiques, c’est-à-dire se reconnaître dans une même dénonciation de l’ordre du monde tel qu’il est, et éprouver une sympathie pour les mouvements politiques et sociaux soucieux de l’infléchir vers une forme propice au déploiement de la justice sociale et l’émancipation de toutes et tous. De cette façon peut se consolider dans les sciences sociales un paradigme marxiste vivant et foisonnant de débats, désireux de se confronter intellectuellement aux enjeux de notre temps, et à même d’armer scientifiquement toutes celles et ceux qui sont avides de penser le monde pour mieux le transformer. Il nous apparaît que la traduction de l’Essai dont il a ici été question est tout à fait convergente avec une telle dynamique, et constitue un indice réjouissant de ce qu’elle est déjà amorcée.
[1] Paru en juin 2022 aux Editions sociales ; on désignera dorénavant cette édition par l’acronyme EEM.
[2] Cf. « Actualité de l’Essai », pp. 29-31.
[3] Kerr (P.), « Joan Robinson and Maurice Dobb on Marx », Contributions to Political Economy, 26 (1), 2007, p. 72.
[4] Charles K. Ogden et Ivor A. Richards, The Meaning of Meaning. A Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science of Symbolism, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1949 (1923).
[5] Nous soulignons.
[6] Wittgenstein (L.), Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 57.
[7] Il va sans dire qu’une telle opposition est éminemment caricaturale, et que la catégorie même de « philosophie continentale » est largement une construction des tenants de la méthode analytique, fonctionnant comme un repoussoir. Pour une discussion historique et critique de la dichotomie rigide entre philosophie analytique et philosophie continentale, on se réfèrera avec profit à Critchley (S.), Continental Philosophy: A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2001, tout particulièrement le chapitre 3, p. 32 et seq.
[8] Marx (K.), Le Capital. Critique de l’économie politique, Paris, Editions sociales, 2016, p. 39.
[9] Cette très rapide présentation, bien sûr tout à fait insuffisante à saisir la logique et la méthode qui est celle de Marx, s’appuie notamment sur le chapitre de Duménil (G.), « I - Le projet et la méthode », Lire Marx, Paris, Presses Universitaires de France, 2009. On y trouvera une présentation d’une plus grande richesse de la question survolée ici.
[10] Ainsi, Duménil (G.), dans son chapitre « Troisième partie - Economie », Lire Marx, op. cit., conteste fortement l’interprétation de la crise en termes sous-consommationnistes et conserve la théorie de la valeur comme une clé explicative fondamentale du capitalisme. Harvey (D.), dans « L’accumulation par dépossession », Le nouvel impérialisme, Paris, Amsterdam, 2010 maintient la compréhension de la crise comme crise de suraccumulation du capital plutôt qu'il ne la juge causée par des inégalités distributives induisant une trop faible consommation. Fine (B.), Saad-Filho (A.), CA-PI-TAL! Introduction à l’économie politique de Marx, Paris, Raisons d’agir, 2012, tout en maintenant le cadre théorique de la valeur, assimilent pour leur part les crises de surproduction aux crises de sous-consommation (cf. en p. 121 de leur ouvrage).
[11] Cité dans Veneziani (R.), « Analytical Marxism », in Brennan (D. M.), Kristjanson-Gural (D.), Mulder (C. P.), Olsen (E. K.), dir., Routledge Handbook of Marxian Economics, London and New York, Routledge, 2017 p. 351. Ce chapitre, qui discute d’un sous-courant de pensée au sein du marxisme connu en tant que marxiste analytique, comporte d’intéressantes réflexions sur les thèmes qui nous occupent ici.
[12] Pour une première approche de la Théorie de la Régulation, on pourra se référer à Boyer (R.), Economie politique des capitalismes. Théorie de la régulation et des crises, Paris, La Découverte, 2015. Pour une présentation de la théorie régulationniste, dite néoréaliste, du changement institutionnel, informé par la sociologie politique, on lira Amable (B.), Palombarini (S.), « A neorealist approach to institutional change and the diversity of capitalism », Socio-Economic Review, 7 (1), 2009.