Madame, Monsieur,
Familier de longue date de votre librairie lausannoise, j’eus l’opportunité, plus souvent qu’à mon tour, de me laisser séduire spontanément par la couverture, tantôt flamboyante, tantôt intrigante, de tel ou tel ouvrage trônant fièrement sur les présentoirs, qui, de la section « Science-fiction », qui de l’espace « Sciences humaines » de votre échoppe. En effet, il ne sort nullement de l’ordinaire, pour qui flâne dans votre boutique, que d’être sollicité par les parutions récentes que vos libraires jugent pertinent de mettre en exergue. Il s’agit là d’une sorte de choix éditorial qu’il ne paraît pas injustifié de considérer comme l’une des caractéristiques participant de l’idiosyncrasie de cette institution que constitue la libraire.
C’est que, là où les sites de vente en ligne élaborent les recommandations adressées à leurs usagers selon une logique purement algorithmique, les suggestions se succédant, similaires les unes aux autres, jusqu’à enfermer le lecteur, réductible à une série de données numériques, dans un espace de propositions si étroit qu’il s’y trouve bientôt comme prisonnier, l’institution libraire se flatte d’une vocation toute différente, consciente de la nature de la lecture, en suggérant à qui s’y rend non pas ce qu’il s’attend à y trouver, mais bien plutôt ce que le libraire ou la libraire, depuis son point de vue particulier, a considéré de valeur, et qu’il s’engage – terme à entendre en un sens politique – à communiquer plus avant.
Car l’acte de lire ne se réduit pas à une ingestion passive d’informations transmises par un support. Tout au contraire, il naît de cette confrontation toujours particulière entre le lecteur ou la lectrice, c’est-à-dire un vécu, une conscience de la réalité profondément unique, et un texte, soit la condensation d’encres et de papier de la sensibilité au monde, tout aussi singulière, d’un auteur, d’une autrice. A ce titre, la lecture n’est pas un simple véhicule paré d’une souveraine neutralité, mais bel et bien le lieu d’un échange, parfois d’un conflit, entre des postures existentielles forcément distinctes, puisque jamais identiques. Lieu dont le lecteur, la lectrice ne ressortent jamais indemnes, mais métamorphosés, fût-ce à proportion infinitésimale : leur compréhension du monde et de l’altérité s’en trouve enrichie, parfois au prix d’une profonde transmutation, ou se soldant alors d’une consolidation des convictions initiales.
Dès lors, « soutenir la culture », notamment sous sa forme écrite, est bien loin de constituer le slogan doxique et pétri d’innocuité que son psalmodiement par d’aucuns et d’aucunes laisse deviner. Il s’agit d’une option politique, ou, mieux, d’une posture philosophique infiniment plus conséquente, et intimement liée à la notion même de démocratie. Pour le mieux montrer, qu’il nous soit permis une succincte digression.
La culture, voici notre thèse, tient à la foi, héritée, du moins pour nous l’Europe, de l’humanisme du XIVème siècle, dans l’irréductible autonomie de la condition humaine. C’est être persuadé qu’il n’est pas de Vérité transcendante ou de Loi de l’Histoire qui détermineraient absolument les affaires humaines, mais que celles-ci, inextricablement immanentes, sont la résultante cumulative des choix et actions de l’Humanité.
Découle de ce postulat l’affirmation de la contingence des destinées humaines : l’Histoire n’est jamais que ce qui en est fait par les humains, pour reprendre une formule, trop souvent répétée sans doute, mais qui n’en conserve pas moins pour mérite de frapper l’esprit. L’Humanité avance à tâtons dans une nuit qu’elle éclaire peu à peu de son expérience et de son intelligence. Si le concept de Progrès persiste à conserver un sens, ce n’est plus guère celui qu’on lui prêtait jadis, savoir une conquête annihilatrice et érosive de l’altérité, mais bien celui d’une conscience toujours plus aigüe de cette autonomie toute humaine, qui ne saurait s’articuler avec profit sinon dans l’empathie, la curiosité et la tolérance. On comprend le rôle primordial que tient la culture dans un tel dispositif. Là où règne l’unicité d’une Vérité, elle s’évanouit pour se voir substituer la mémorisation et la certitude. A l’inverse, dans un univers polyphonique, suspendu à lui-même, anarchique au sens où l’entend le théoricien F. Lordon, elle est l’instrument de la découverte d’autres modalités existentielles, de l’infinie variété des modus vivendi. Elle est en connivence avec le doute, l’incertitude, la sérendipité et la joie du dogme troublé. Elle est ce léger écart vis-à-vis de ce que l’on tient pour vrai, et qui invite à l’invention. Elle est une proposition adressée au monde, inspirée par lui comme Dante est inspirée par Béatrice. La culture ne naît que dans l’amour pour le réel, ou mieux, pour le possible.
Qui se nourrit de cette intuition, sans doute trop maladroitement exprimée ici, ne saurait faire trop grand cas du rôle de la librairie, et tout particulièrement de ses choix éditoriaux. Il vaudrait du reste mieux dire de ces choix qu’ils sont politiques, puisqu’ils participent de la promotion d’une vision particulière de ce qu’est le juste rapport au monde et à autrui. Aussi, comment ne pas s’irriter lorsque tout récemment encore, l’on a eu l’opportunité mauvaise de trouver en avantageuse position, parmi les publications récentes, l’ouvrage – horresco referens – du pamphlétaire d’extrême-droite Pierre Hillard, Sionisme et Mondialisme, dont le titre augure très exactement du contenu. Faut-il rappeler du sinistre auteur de ce brûlot antisémite que n’auraient pas renié les rédacteurs du Protocole des Sages de Sion qu’il est l’un des principaux instigateurs, auprès du non moins méprisable Alain Soral, du regain de vigueur de la rhétorique antisémite dans l’espace francophone ?[1] Comment Payot justifie-t-il de couvrir de lumière un aussi odieux recueil, qui n’a pas même pour lui l’atout de l’originalité puisqu’il reprend la plupart des poncifs éculés de l’antisémitisme du XIXème siècle – celui-là même, du reste, qui a inspiré aux théoriciens nazis leur doctrine quant à la « question juive ». ?
Ce d’autant plus que l’on aperçoit bien vite, pour peu que l’on se retourne du promontoire dédié aux nouvelles parutions pour examiner l’étagère consacré aux essais de science politique, qu’Alain Soral[2], que Payot repeint ainsi en éminent politologue, figure de même en bonne place parmi le catalogue, avec deux ou trois ouvrages, selon la saison, mis à disposition. Le sociologue Bernard Lahire, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, pour ne citer que deux chercheurs rigoureux et reconnus par leurs pairs, ne sont pas gratifiés des mêmes honneurs : il faudra passer commande pour se procurer leurs contributions, là où les opuscules réactionnaires fleurissent dans les étals.
Que faut-il y comprendre ? Que Payot souscrit aux thèses de ces deux personnages, dont l’un a du reste était condamné par la justice pour ses propos ? Ou qu’il se contente vilement de se mettre à la remorque du regain antisémite de nos sociétés occidentales, bien content d’en retirer quelque pécule ? Mais qu’il ne s’y trompe pas : par là même, il n’est pas un simple spectateur impartial du phénomène, mais y contribue positivement, ce alors même que les actes antisémites, en Romandie, se sont vue formidablement démultipliés au cours de 2020, comme en témoigne un rapport de la CICAD[3], et où la pandémie de Covid-19 a suscité une prolifération de thèses conspirationnistes. Se dissimuler derrière la feuille de vigne de la « liberté d’expression » ou de la neutralité éditoriale, pour toutes les raisons déjà évoquées, ne serait dans un tel cas de figure guère plus qu’hypocrisie, chacun en a conscience. Si Payot veut convaincre de son utilité politique et culturelle, plutôt que de se contenter de pousser des cris d’orfraie face à la progression des parts de marché des plateformes de vente en ligne généralistes, qu’elle commence par se positionner clairement sur ce point.
En vous priant de croire, Madame, Monsieur, en l’expression de ma considération
Simon Schopenhauer
[1] Il n’est pour s’en convaincre que de s’intéresser à la récente analyse que consacre l’historien Bruneteau à la « réactualisation idéologique » dont jouit l’antisémitisme : Bruneteau, B. (2015), « Les permanences de l’antisémitisme antimondialiste (fin XIXème siècle- début XXIème siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°62 2/3, pp. 225-244.
[2] Rappelons, à titre comparatif, que la plateforme de vidéos en ligne Youtube a récemment pris la décision, exigée de longue date par les militants progressistes, d’interrompre la diffusion des vidéos de cet écrivaillon de pacotille, laquelle diffusion lui ramenait une coquette manne financière.
[3] https://cicad.ch/fr/rapport-sur-lantisemitisme-en-suisse-romande-2020.