Cette année, le quatre-vingt-treizième anniversaire de l'armistice de Rethondes est dédié à tous les soldats français morts pour la France. Ainsi l'a voulu le Président de la République. Cette perception de l'événement n'est toutefois pas une nouveauté dans le discours politique. Or, cela interroge sur la vision de cette cérémonie. Que signifie-t-elle, ou plutôt, qu'a-t-elle jusqu'ici signifié jusqu'à maintenant ?
L'inutilité de la guerre.
La première vision est celle qui interroge l'intérêt de cette guerre. elle apparaît en plein conflit, et la Chanson de Craonne l'incarne magnifiquement. Relaté par Jay Winter, La séquence finale du film J'accuse d'Abel Gance réalisé 1918-1919 entre dans cette catégorie. M. Winter décrit ainsi le rêve que raconte le héros, Jean Diaz, aux habitants de son village :
En outre, l'injonction du Président américain Wilson aux belligérants d'édicter clairement les causes et objectifs de la guerre entrent dans la difficulté de justifier l'absurde. Le Traité de Versailles (juin 1919), aux conséquences multiples, accusera seule l'Allemagne2. Les exemples sont multiples, et la guerre de 1914-1918 est devenue l'incarnation de l'inutilité et de l'absurdité de la guerre.
Le 11 novembre : la victoire et la paix.
Chose peu connue du grand public, c'est le 24 octobre 1922 que le Président de la République, Alexandre Millerand, promulgue la loi faisant du 11 novembre la « commémoration de la Victoire et de la Paix » (art. 1er). Elle conjugue deux éléments : d'une part, elle affirme la position victorieuse de la France, et, d'autre part, l'aspiration à la paix de la nation. L'historien – ou du moins l'érudit – peut trouver cette attention quelque peu ironique. En 1922, la guerre fait toujours rage en Turquie, au Moyen-Orient et en URSS. La France comprend, par ailleurs, des troupes engagées dans au moins deux de ces conflits. Mais son sol, durement éprouvé durant quatre ans, profite de cette jachère martiale pour panser ses plaies. La perte de 1,4 million d'hommes, les 3 millions de blessés pour près de 8 millions de mobilisés expliquent cette aspiration.
La loi du 24 octobre 1922 s'inscrit donc pleinement dans son contexte, dont fait écho l'appel des associations d'anciens combattants : « plus jamais ça ». Même, le 11 Novembre devient, selon Maurice Agulhon, « particulièrement respectable pour ceux même qui boudaient le 14 juillet »3. Le rôle de ces associations revêt une importance capitale dans la position défensive et économe en vies humaines décidées dans les années 1930 face à la montée en puissance de l'Allemagne Nazie. La paix réside dans une attitude pacifique et de compromis pour sauvegarder la paix estime-t-on.
Quel entretien de la mémoire collective ?
Il n'est pas faux non plus de dire que chaque Français peut avancer avoir un aïeul ancien combattant Souvent, à l'occasion de la visite des petits-enfants ou de la disparition d'un grand-parent, on ressort les vieux albums de photos, et, au cours de la recherche, on redécouvre le portrait de l'arrière-grand-père en uniforme, une carte postale de son régiment suivi d'un message rassurant à son sujet. Cela se vérifie jusque dans l'ancien empire colonial, avec les combattants de « la force noire »4.
La fascination pour le conflit ne faiblit pas. Nicolas Offenstadt recense une quinzaine d'associations autour de la Grande Guerre (reconstitutions, visites, conférences, etc.), toujours actives, de 1969 à 20075. La « passion française » pour la généalogie met en valeur cette appartenance à un même passé6. Enfin, la production artistique (littéraire, cinématographique, pictural, etc.) ne cesse d'exploiter ce sujet et de se renouveler chaque année.
Enfin, la célébration officielle du 11 novembre par chef de l'Etat depuis 1922 incarne parfaitement l'hommage de la patrie à ses enfants morts pour elle (dans la symbolique, cela s'entend). Cependant, une autre forme d'hommage, plus intime et bien plus forte, est tombée en totale désuétude : l'hommage devant le monument aux morts. Jusqu'à une certaine époque, les écoliers se rendaient tous, avec leur instituteur. Très importante dans les campagnes (11% des effectifs tombés au « champ d'honneur »), il est probable d'une part qu'elle ait été moins suivie dans les grandes villes, dont la croissance fut inexorable à partir de 1945. D'autre part, la disparition progressive et tout aussi inévitable des anciens combattants a estompé le lien entre ces générations touchées et celles nouvelles et moins concernées. Quant au poids de la Seconde Guerre Mondiale, il serait intéressant de voir ce qu'en disent les études. Les vétérans de 14-18 ont parlé tout de suite de ce qu'ils avaient vu, tandis qu'il fallu attendre les années 1980 pour qu'enfin les générations de 1939-1945 s'expriment pleinement sur leur vécu.
La proposition de Nicolas Sarkozy : un détournement ?
La distance-temps peut expliquer davantage la déclaration de N. Sarkozy, ce 11 novembre 2011. Pour Nicolas Offenstadt, « cet usage (…) s'inscrit (…) dans plusieurs mouvement, d'abord une sollicitation intensive de l'histoire au service du présent, ensuite un goût particulier pour la mise en scène du chef de l'Etat dans des lieux forte mémoire historique, enfin par la volonté de rompre, en tout, avec les routines précédentes »7. Ainsi prononce-t-il chaque année un discours, rupture dans la tradition républicaine (un simple dépôt de gerbe sur la tombe du Soldat Inconnu).
Le contenu est évolutif. En 2007, il est sobre et dans l'esprit de la commémoration, reprenant les horreurs de la guerre : « (les anciens combattants) ont voulu apprendre (à leurs enfants) à détester la guerre et à aimer la paix ». En 2008, cette fois-ci à Verdun et Douaumont. Outre un hommage au dernier poilu de la Grande Guerre, Lazare Ponticelli, la dimension européenne fut au premier plan avec la présence du prince Charles, ainsi des représentants de l'Union Européenne (José Manuel Barroso, Hans-Gert Pöttering, Javer Solana, Peter Müller). M. Offenstadt souligne la référence faite aux fusillés pour l'exemple, dix ans après Lionel Jospin. En 2009, retour sous l'Arc de Triomphe, mais cette fois avec la chancelière allemande Angela Merkel8.
Progressivement, la cérémonie – davantage présidentielle que commémorative – devient un outil politique. En un sens, la volonté exprimée par le Président de la République en 2011 d'en changer le sens ne répond d'une part d'aucune continuité avec le fond des discours précédents, mais se détache totalement de l'origine de l'événement. Alors que la peur de l'oubli de ce passé douloureux fait fréquemment surface – malgré l'engouement que la Grande Guerre suscite toujours – Nicolas Sarkozy crée une anachronie fondamentale. L'armée d'aujourd'hui – ce n'est pas une découverte – n'a plus grand chose à voir avec celle de 1914-1918. Si la seconde comportait déjà des militaires de carrière, la première en est exclusivement composée. L'armée du début du siècle dernier fut la première depuis la Révolution composée de citoyens-soldats, des appelés de toutes les catégories sociales, de tout revenus. Toute la nation était mobilisée, au sens propre de l'idée.
En somme, le 11 novembre doit conserver son symbole de commémoration de la paix. Elle est un hommage à tous les citoyens morts dans l'horreurs de cette guerre, et non un hommage à l'institution militaire. La proposition d'Eva Joly (en faire une journée de la paix) est, à juste titre, la quasi-paraphrase de l'article 1er de la loi du 24 octobre 1922. La guerre ne doit plus être, dans nos sociétés contemporaines, source de gloire et de prestige. C'est ce que voulaient les Poilus.
1 WINTER Jay, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l'histoire culturelle de l'Europe, traduit de l'anglais par Christophe Jaquet, Paris, Armand Colin, 2008 (ed. anglaise : Cambridge University Press, 1995), p.25.
2 John Maynard Keynes fut un des rares qui insistèrent le plus pour une réconciliation rapide entre France et Allemagne et une indemnité de guerre peu élevée. Mais, devant l'insistance des gouvernements anglais et français (l'Allemagne paiera, déclare George Clémenceau), il démissionna de la délégation anglaise. La suite lui donnera, hélas ! raison.
3 Cit. in SIRINELLI Jean-François (dir.), La France de 1914 à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 (1ère éd. : 1993), p.45.
4 Il s'agit du titre d'un ouvrage publié par le général de Galliéni,
5 OFFENSTADT Nicolas, 14-18 aujourd'hui. La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2008, p.121.
6 Cela dit en passant, peut-être assistons-nous, sans vouloir spéculer, à une rupture mémorielle avec les enfants et petits-enfants d'immigrés qui n'ont pas connu les tranchées. Mais ce n'est qu'une hypothèse.
7 OFFENSTADT Nicolas, … op. cit., p.22-23.
8 Ibid., p.123-131.