« Toutes les civilisations ne se valent pas ». L’affirmation récente du Ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, pose une vraie question conceptuelle : qu’est-ce au juste une civilisation ?
D’après le dictionnaire Le Petit Robert (1991), une civilisation, assimilable à « avancement, évolution, progrès », renvoie tout d’abord à « l’ensemble des caractères communs aux vastes sociétés les plus évoluées », à « l’ensemble des acquisitions des sociétés humaines » en opposition aux termes de « nature » ou de « barbarie ». De son côté, l’acte de se civiliser revient à « faire passer une collectivité à un état social plus évolué (dans l’ordre moral, intellectuel, artistique, technique) ou considéré comme tel ». De manière plus neutre, la civilisation comprend « l’ensemble de phénomènes sociaux (religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques) communs à une grande société ou à un groupe de sociétés ».
Une civilisation est par conséquent d’abord vue dans une perspective optimiste et évolutive, et renvoie à une évolution qui sort l’homme de son état de nature. Elle s’oppose à la barbarie, c’est-à-dire ce qui est étranger à la civilisation concernée. Ou plutôt, ce qui est présent dans la civilisation et absent dans la barbarie. Mais elle est aussi, de manière moins partisane, l’expression multipolaire d’une ou de plusieurs sociétés plus ou moins proches et qui diffère d’autres sociétés ou groupes de sociétés. Cette notion cependant est récente. Sans cherchez à remonter à la nuit des temps, elle apparaît dès le début du XVIIIe siècle, mais se construit surtout au XIXe siècle, au moment où marchands, militaires et missionnaires des nations européennes redécouvrent le monde (I). La colonisation, les progrès des sciences sociales, la décolonisation et la chute de l’URSS eurent aussi un impact sur le terme (II). Enfin, au XXIe siècle, l’inclusion de l’écologie, la montée de nouvelles puissances économiques et la remise en question du système de croissance capitaliste redistribuent les cartes en matière de définition d’idéal de civilisation (III).
Le raisonnement se base pour l’essentiel sur les écrits français. Cela est davantage lié à une facilité d’accès (langue, qu’à un rejet catégorique des auteurs et penseurs des autres pays. Par ailleurs, il s'agit d'une réflexion basées sur des connaissances personnelles, et donc non exhasutives. Que le lecteur soit compréhensif vis-à-vis de ces incontournables manques, et n’hésite pas à faire connaître d’autres auteurs ou idées en lien avec les périodes étudiées.
I) L’héritage historique : les XVIIIe et XIXe siècles (v.1700-1870)
L’histoire de la notion de civilisation est celle d’une évolution. Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, les auteurs proposent une série de citations de grands hommes politiques ou de lettre[1]. Ainsi commencent-ils par Racine : « la civilisation d’un peuple est un ouvrage long et difficile ». D’ores et déjà, la civilisation se définit comme un processus de longue durée. Le siècle des Lumières précise l’idée. Dans L’esprit des Lois, Montesquieu use du terme civiliser pour parler de pacification des relations entre les hommes, en les institutionnalisant. Le contre-révolutionnaire Louis de Bonald (1754-1840) prolonge l’idée : « La société ne peut se civiliser que par la connaissance de la loi ». Par conséquent, « La civilisation est le perfectionnement des lois et des mœurs ». Montesquieu lui-même ne déclare-t-il pas que « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires » ?
Cette référence faite à la force de la loi consentie consacre le retour en grâce des conceptions des philosophes de l’antiquité. Etymologiquement, civilisation provient de civitas, la cité en latin. Dans La Politique, Aristote considère l’homme comme un animal politique. Certes, il y voit un état naturel. Mais il insiste que la vie dans la cité implique l’existence de lois, c’est-à-dire de règle de vie en communauté. La parole ou discours, qui différencie l’homme de l’animal, lui « sert à exprimer l’utile et le nuisible et, par la suite, le juste et l’injuste ». En somme, « c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ». Certes, les systèmes politiques des cités excluaient une grande partie de la population comme les métèques (hommes libres non-citoyens), esclaves ou femmes. L’idée première contenue dans la civilisation consiste en l’adoucissement des relations entre les hommes par l’édiction de règles communes, à commencer par la loi. Les auteurs du XVIIIe siècle expriment l’impression de dynamisme des sociétés européennes sur les plans économiques, philosophiques, scientifique, en opposition avec l’apparent état léthargique des sociétés d’Asie et d’Orient. A nouveau Montesquieu, dans les Lettres Persane, constate que le mouvement des idées a lieu en Europe, face à un Orient comme figé dans le passé. Surtout, il avance une théorie des climats qui place l’homme blanc, et donc l’Europe, dans une position dominante quasi-naturelle. Le grand philosophe allemand Emmanuel Kant lui-même (1724-1804), qui voit dans les Lumières la maturité de l’Être, n’échappe pas à cette théorie. Malgré le mythe du bon sauvage entretenu notamment par Jean-Jacques Rousseau, la différence s’édifie de manière durable.
La Révolution Française et ses causes socio-économiques provoquent une nouvelle étape dans la conception. Les hommes naissant et demeurant « libre et égaux en droit », la loi devient l’outil incontournable de la civilisation face à l’arbitraire et l’abus de liberté[2]. La revendication de la liberté dans tous les domaines pèse fortement sur la construction de la société française. Et si elle s’inspire fortement au début du système politique britannique, elle prolonge le raisonnement. Même Napoléon Ier, quelque part, le reconnaît tout en piquant la perfide Albion : « Sans l’influence de l’Angleterre, la civilisation de la France serait devenue le miracle du monde ». La remarque n’est pas innocente. Le XVIIIe siècle fut la lutte acharnée entre la France et l’Angleterre pour la succession l’hégémonie économique des Provinces-Unies[3]. Dans les années 1820-1830, François Guizot estimera que « La civilisation française s’est montrée beaucoup plus active, beaucoup plus contagieuse que celle de tout autre pays ». Il n’a d’ailleurs pas tout à fait tort. Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes (1892-1815) ont renforcé la diffusion des idées de souveraineté des peuples contre la souveraineté des familles régnantes. Surtout, la Révolution française fut, aux côtés de la Guerre d’indépendance des Treize Colonies d’Amérique du Nord, une référence pour les colonies d’Amérique Latine, autant que pour le mouvement des nationalités en Europe au XIXe siècle[4]. Cependant, la Grande-Bretagne eut un impact sans doute plus grand sur le plan économique : la diffusion du libéralisme, souvent par la force[5], consacra la construction d’un système-monde dont notre époque contemporaine a hérité. Si Victor Hugo déclare que « La France et l’Angleterre sont les deux pieds de la civilisation », un certain Bignon voit dans ces deux nations son « l’avant-garde ».
La notion de progrès s’insère alors dans le concept de civilisation. La Révolution Industrielle, qui commence justement en Angleterre au milieu du XVIIIe siècle, modifie les relations sociales entre individus. La lecture eurocentriste du monde s’en trouve renforcée. La bourgeoisie marchande voit se développer à côté d’elle une bourgeoisie industrielle et capitaliste. Les artisans sont confrontés à la montée des ouvriers de l’industrie manufacturière et minière. Et la masse des laissés pour compte menace l’ordre public. Joseph Droz (1773-1850) voit dans la propagation de morale et l’industrie « les deux grands moyens d’avancer la civilisation ». L’industrie, parce qu’elle contribue à l’accroissement des richesses et des biens ; la morale, parce qu’elle répond à la déshumanisation des classes laborieuses et encourage la bourgeoisie au partage des richesses. François Guizot défend cette idée d’évolution, de progression : « Ainsi la civilisation subsiste à deux conditions et se révèle à deux signes : le développement de l’activité sociale et celui de l’activité individuelle, le progrès de la société et le progrès de l’humanité ».
Se pose une nouvelle interrogation : quand apparaît la civilisation ? Pour Pierre-Joseph Proudhon, « La civilisation est le fait social de l’accroissement des richesses ». François Guizot, dans son Histoire de la Civilisation, considère lui-même que l’accroissement des besoins et des richesses différencie une société qui se civilise d’une société stagnante, qui n’évolue pas. Ainsi juge-t-il les populations nomades comme en-dehors de la civilisation, car peu raffinées, au contraire des populations sédentaires, agricoles. Ce qui sépare le sauvage de l’homme civilisé, c’est la relation à la terre. A l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867, Michel Chevalier, président du jury international et responsable du rapport qui en résulta, soutint que « la civilisation parut un épi à la main ». L’homme sort de l’état de nature par la culture, c’est-à-dire par la maîtrise de son environnement immédiat. Il établit alors un lien entre l’accroissement des rendements agricoles et le développement d’autres fonction pour répondre à d’autres besoins ou à d’éventuels conflits entre individus. Ainsi retrouve-t-on la définition de la cité d’Aristote : la civilisation commence par la fondation de la cité, c’est-à-dire un groupement de familles et de village autour d’une même localité. La division du travail favorise le rendement agricole, et dégage l’espace pour d’autres activités. Ainsi, Le déjà très controversé Arthur de Gobineau (auteur de L’inégalité des races, 1855) voit la civilisation comme « un état de stabilité relative, où des multitudes s’efforcent de chercher pacifiquement la satisfaction de leurs besoins, et raffinent leur intelligence et leurs mœurs ». L’affirmation d’une « inégalité des races », ou plutôt des peuples, non pas d’après un classement hiérarchique mais par les différences qui existent entre elles, a renforcé l’idée de supériorité de l’Europe vis-à-vis des autres régions humaines
Jusqu’aux premières années du Second Empire, la domination de la civilisation Européenne est perçue d’abord à partir du mouvement des sociétés occidentales. La fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle sont marqués par un climat d’instabilité générale, en comparaison avec des mondes a priori moins touchés par une remise en cause des hiérarchies sociales. Cependant, l’idée reste très européocentrée, ne prenant pas en compte, par exemple, le continent Sud-Américain, fortement touché par des instabilités politiques et inexistant encore sur la scène internationale.
[1] Cf p.366-372.
[2] « La liberté consiste à ne pas faire ce qui nuit à autrui », article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » ; Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance », art. 7.
[3] WALLERSTEIN Immanuel, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF, 1995, p.20.
[4] Dans son ouvrage Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Immanuel Wallerstein défend l’idée d’une portée mondiale de l’événement (p.15-31).
[5] Citons au passage Les guerres de l’Opium (1840-1842 et 1858-1860).