Samedi 7 décembre au soir, le régime a chuté. Des ombres ont ouvert les portes de ce qui restaient de leurs maisons dans toutes les villes et villages de Syrie, ils ont découvert que leurs geôliers, les sbires d’Assad, étaient partis en catimini. Ils ont commencé à marcher dans la rue, hagards, incrédules, effarés. Qui pourra dire que cela ne lui a pas rappelé l’ouverture des camps en 1945 ?
Comment ne pas penser aux immenses souterrains où les esclaves du Roi Charles V+III+VIII=16 fabriquent des statues et des icones à la seule effigie du tyran, lequel, entouré de sa seule police, fait disparaitre ses courtisans à la moindre contrariété et condamne toute résistance inférieure aux cachots et aux supplices. Dans le Roi et l’Oiseau, le despote trône au sommet d’une pyramide architectonique superbe, dont nul ne peut s’échapper, remplie de gens bien portants, satisfaits de ne point peiner dans les catacombes. En suscitant par inadvertance une révolution, la machine du Roi finit par détruire son propre palais, et le peuple doit s’enfuir. Et puis soudain, à la toute fin, l’espoir.

Le système concentrationnaire du régime a éclaté au grand jour. Un peu partout dans cette immense prison, toute la journée du dimanche 08 décembre, on a commencé à sortir des geôles séparées, pleines à craquer de ceux dont ça avait été le tour de souffrir et de disparaître pour un motif futile ou pour un autre. Leurs tortionnaires avaient pris la fuite, les condamnant à l’oubli dans leurs cachots souterrains scellés au béton, lorsqu’ils n’avaient pas tout simplement exécuté leurs victimes. Ces femmes, ces enfants, ces vieillards, et ces hommes martyrisés étaient, ainsi que le reste du peuple syrien, les survivants d’une machine à détruire les corps et les esprits par son implacable, et pour longtemps incompréhensible, logique perverse.
En effet, toute la journée du lundi 09 décembre, Saydnaya s’est transformée en fourmilière humaine, pleine de l’espoir halluciné d’autre étages secrets. Des dizaines de milliers de syriens ont convergé de leurs villes et villages à peines libérés, pour tenter d’arracher leurs proches au sol macabre des usines de torture et de mort du régime. Dans cette horreur sans fin, il y a un fait positif, ils ont montré au monde leur grand nombre, leur angoisse et finalement leur souffrance et leur désespoir. Ils ont fait contre-poids à l’euphorie de la libération. Bientôt les fosses communes pointées par l’agent « César », et en fait connues de tous depuis plusieurs années comme en témoignent les notes sur GoogleEarth, là où gisent tous ceux qui n’auront jamais vu la fin du système concentrationnaire, seront ouvertes ; et l’horreur va continuer à nous paralyser d’effroi, et de culpabilité.

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Car, si beaucoup de gens savaient raisonnablement ces choses, bien peu étaient conscient de ce que cela impliquait réellement, à part, finalement, ceux qui en étaient sortis et qui, soit se muraient dans le silence, soit prenaient le risque, en exil, de menacer la survie de leur famille en tentant d’en parler à des Occidentaux qui ne voulaient bien souvent rien entendre. Même des médias arabes comme al-Arabia et al-Jazeera ont mis une semaine à comprendre le basculement de la situation militaire, et 48 heures de plus à identifier le caractère historique de la psychose meurtrière dont les fruits s’étalaient devant leurs yeux. Et ce retard ne semble guère pouvoir s’expliquer par les logiques journalistiques, tant ces scènes de libérations, ces prises de la Bastille bien plus réussies que celle de 1789, sont affreusement télégéniques. Comment décrire le vertige qu'inspiraient ces âmes et ces corps détruits, qui croupissaient encore sans avoir su que saqaṭ Bachar, depuis déjà plusieurs heures, voire plusieurs jours.
Finalement, après 54 ans d’une dictature qui n’a de comparable que les régimes hitlériens, staliniens, mobutistes ou maoïstes, après 14 ans d’une révolte abandonnée de tous, au premier rang desquels ceux qui auraient dû la soutenir de toutes leurs forces s’ils avaient simplement été capables de regarder leurs intérêts de moyen terme : les démocraties libérales, après 11 ans d’une destruction et d’une déportation systématique de tout ce qui était ethno-confessionnellement indésirable : la majorité arabe sunnite du pays, après cette décennie d’un crime de masse qui ne peut porter d’autre nom que « génocide », nous étions collectivement dans le déni de la réalité du régime des Assad.
Certains plus que d’autre, il est vrai.
Comment une telle indifférence a-t-elle pu se prolonger ? Comment des engagements ont-ils pu se taire ? Comment des idéaux simplistes et des égoïsmes ont-ils pu l’emporter sur la réalité d’une situation qu’au fond, tout le monde connaissait ?
Une des clefs de réponse me semble résider dans cette tactique politique dont Hafez al-Assad sut manipuler mieux que quiconque d’autre au monde les peurs et les intérêts de tous contre tous, pour monter les uns contre les autres, et s’assurer par la haine de tous contre tous, et, via les délations de tous contre tous, de régner en maître. Ainsi, même honni de tous, chacun détestait plus encore son rival que le tyran ; dans le désordre : Kurdes et Arabes, chrétiens et musulmans, alaouites et sunnites, melkites et maronites, shamis et mésopotamiens, catholiques et orthodoxes, fellahs et bédouins, bourgeois et bouseux, druzes et ismaéliens, etc, etc.
Bien sûr il y avait une hiérarchie dans le « grand palais de l’immense royaume » de Syrie. Elle impliquait qu’un sunnite rural, par exemple, pris à parti par un melkite ou un alaouite urbain, aura tout intérêt à courber l’échine pour ne pas se retrouver dans la même fosse commune que des militants politiques. Cette hiérarchie reposait sur la capacité de chacun à y préserver sa place. Et le régime, en tolérant les crimes d’honneur et en officialisant droit canon ou coranique pour les affaires familiales, garantissait à tous d’à tout le moins pouvoir dominer son épouse et ses enfants. Au delà de la puissance des affects communautaires sur place, qu’après tout bien des régimes prédateurs savent stimuler et utiliser avec raffinement, la survie du régime reposait aussi sur notre complicité à tous.

Et celle-ci dépendait d’un autre génie de Hafez el Assad, celui-là incomparable, je le crois, avec aucun autre tyran de notre époque, et que le rejeton Bachar ne put que tenter d’imiter et de consommer, en dilapidant le capital acquis au gré de ses grossiers échecs. Assad aura réussi systématiquement à manier les idéologies contraires des uns et des autres, de tous si possible, et en même temps. Son régime est ainsi toujours apparu du bon côté pour chacun, et tandis que tous pouvaient soutenir des camps opposés sur toutes les scènes du monde, au Moyen-Orient en revanche, Assad apparaissait comme un moindre mal.
Pour tous, de Droite comme de Gauche, communiste ou libéral, nationaliste ou mondialiste, religieux ou athée, catholique ou musulman, pro-Palestinien ou pro-Israélien, socialiste ou capitaliste, progressiste ou traditionnaliste, partisan de l’ordre ou de la révolution, il était tout au plus quelqu’un qui cassait des œufs pour réussir une omelette. Il en cassait peut-être un peu trop, mais comme chacun croyait qu’il s’agissait de son omelette propre, tous le laissaient casser leurs œufs, ceux-là que chacun aurait pu manger soi-même.
Contrairement, par exemple, au régime fasciste italien (moins sanguinaire, cela nous coûte de devoir le constater) honni par la Gauche, ou au régime stalinien soviétique (sans doute pire) honni par la Droite, le baathisme des Assad réussissait la prouesse de n’être l’ennemi juré de personne : USA ou URSS, républicains ou démocrates, Gaullistes et Radicaux-socialistes, orientalistes et tiers-mondistes, du clergé fanatique au FPLP, athée militant ou khomeiniste, de l’œuvre d’Orient aux brigades internationalistes, personne ne parvenait à haïr davantage Hafez que ses adversaires intimes.
Disons-le sans ambages, jusqu’au massacre des enfants de Deraa de mars 2011, si j’avais du moi-même hiérarchiser les régimes dictatoriaux du Moyen-Orient, j’aurais peut-être réservé une place privilégiée à celui d’Assad. Selon mes critères personnels, je ne pouvais manquer de souligner qu'en dépit d'un PIB si réduit, les statistiques indiquaient une mortalité infantile aussi faible qu'en Pologne ou en Hongrie, et que là où les campagnes des Suds étaient normalement pleines d’ânes, pas même de mulets, il y avait en Syrie des tracteurs dans presque tous les champs.
Bien entendu, je savais bien que si le régime avait mené une politique sociale, éducative, sanitaire et agraire progressiste, ce n’était pas aux Assad que les Syriens le devaient. Tout au plus ces derniers avaient ils été contraints de prolonger une multitude de choix économiques et politiques faits depuis le XIXe siècle ottoman, à travers le mandat d’un pays malgré tout républicain, et notamment par la mobilisation et les convictions républicaines et socialistes des fondateurs du pays, et de la génération qu’ils avaient formés depuis 1945. Cela dit, quoi que j’étais très bien informé, avant 2011, de l’oppression policière du régime et, pour l’avoir expérimenté sur moi-même par quiproquo, de la domination des communautés privilégiées sur les sunnites Arabes et Kurdes ruraux, mes propres critères socio-politiques m’invitaient quand même à accepter le Baath. Tout au plus pouvait-on déplorer la dérive affairiste des années Makhlouf, à l’instar des Alaouites qui avaient le privilège d’être autorisés à critiquer les Assad (à tout le moins devant des étrangers et en famille bien sûr) sans courir le risque de disparaître.
C’est donc par cette introspection concernant mon aveuglement que je réussis enfin aujourd’hui, après 17 années, à analyser ce que je n’avais jamais vraiment perçu, lorsque, le 08 décembre 2024, toutes ces œillères et ces bouchons qui scellaient nos yeux et nos oreilles, pour reprendre les métaphores coraniques, ont sauté.
En 1970, lorsqu’il renverse son mentor et chef du parti baathiste régionaliste (pro-syrien), le général Assad est d’emblée l’homme du compromis. Il réunit toutes les factions nationalistes et socialistes dans une coalition de consensus, consensus dont il est évidemment toujours le seul à décider du sens, laissant aux factions la seule liberté de s’entredéchirer en permanence : seuls ceux qui refusent la coalition disparaissent. En 1973, la lutte sacrée contre l’envahisseur sioniste lui permet d’éteindre toutes les critiques, internes comme externes, seuls ceux qui soutiennent l’ennemi disparaissent. Si l’offensive du Kippour s’achève en catastrophe, ce n’est pas du tout de sa faute mais de celle des traitres égyptiens et jordaniens, ceux qui les soutiennent disparaissent. En 1974, l’accord de désengagement a les faveurs de Kissinger, seuls les pro-soviétiques disparaissent. En 1976, lorsqu’il intervient dans la guerre civile libanaise, il est le protecteur des chrétiens, seuls les suprématistes sunnites disparaissent. Les Occidentaux de droite sont heureux : il a sauvé les maronites des terroristes palestiniens. Cela compensera bien l’assassinat d’un ambassadeur français, excusez du peu. Les Occidentaux de Gauche y voient la force progressiste modérée à même de stabiliser la région, et cela vaut bien l’écrasement du Fatah. Lorsque les Maronites se soulèvent contre son occupation et son pillage, il devient facilement le leader du parti "islamo-progressiste" et, lorsqu’Israël envahit sa partie du Liban, il redevient le chantre de la lutte palestinienne. Quand enfin, en 1982, Sharon « nettoie »,comme on sait, le pays de l’OLP, Hafez reste le seul champion de la cause arabe.
La même année, pendant qu’il avait le dos tourné, une contestation sunnite s’était mise à gronder dans les plaines centrales. Or, celle-là présente le risque de fédérer bourgeois conservateurs et ruraux illettrés, arabes et kurdes. Il suffira donc de décider de protéger les alaouites et les chrétiens, et si les frères musulmans affirment ne pas leur en vouloir, personne ne les entendra. Hafez devient alors le défenseur du sécularisme après avoir été pendant cinq ans au panthéon de la renaissance omeyyade de la umma arabo-islamique. Il peut désormais créer le précédent que seul Netanyahou a réussi à dépasser cette année : aplatir une agglomération sous les bombes, exterminer des dizaines de milliers de gens, pour punir quelques centaines de militants insurgés. En Europe personne n’en parle, il n’y a pas d’images, pas de témoignages ; cependant tout le monde le sait… mais enfin, il faut bien protéger le socialisme, les chrétiens, la lutte antisioniste, et peu importe qu’il fasse du Liban son condominium avec Israël, qu’il y extermine les communistes, qu’il pressure les maronites au point que même ses alliés finissent par lui déclarer la guerre… personne ne veut d’un nouveau régime islamiste à la Khomeini.
En même temps, il apporte tout son soutien à Khomeini contre Saddam Hussein, et ce faisant, favorise l’irruption des factions islamistes dans les régions libanaises chiites, et, par leur biais, il va pouvoir se débarrasser d’Amal, qui reste la seule force nationaliste arabe à lui tenir tête. Le Hezbollah est né. Et puis voilà que George Bush et François Mitterrand l’invitent à présider à la réconciliation du Liban, parce qu’il est évident que les Libanais n’y arriveront pas sans sa dictature militaire et le pillage de leurs finances, et des aides internationales massives. Tout en continuant à maintenir les chrétiens dans l’état de dépendance captive de la « protection (dhimma) », il est forcément l’option préférée des catholiques intégristes qui veulent ainsi les « protéger » des Saracènes. Tout en ayant éliminé tous partis de Gauche qui ne lui fît pas allégeance, à l’instar du FPLP, il continue à être perçu comme un leader du tiers monde progressiste et anti-impérialiste. Tout en massacrant les islamistes, il chaperonne les khomeinistes libanais, et il est en son pays le calife républicain, le raʾis al-muʾminīn, comme inscrit sur le mur de la mosquée d’Alep.
Nous n’allons pas ici évoquer la façon dont tout ce système s’est mis en branle pour sauver le régime en 2011, il faudrait, bien plus qu’un article, une série de volumes. Notons simplement comment s'est instantanément reconstituée l'alliance improbable de chimères d'extrême droite et d'extrême gauche ; comment le régime a su reprendre cette partition où chaque touche produit une note soufflée par chaque groupe avec la justesse et l'automatisme d'un orgue. Les premiers reprirent leur fantasme séculaire d'une croisade anti-islamique au profit de la défense de chrétiens d'Orient dont, ce faisant, ils ne cessent de compromettre à moyen terme la survie dans leurs pays. Les seconds, nourris d'une lutte idéaliste contre l'impérialisme, étaient en fait pétris du cynisme ethnocentrique et post-colonial d'ignorer toute idée et toute valeur à l'humanité non occidentale dès lors qu'elle ne joue pas exactement selon les catégories de leur imaginaire tyrannique.
En interne, cela ressemble au syndrome de Stockholm et, en externe, à une forme de satisfaction intellectuelle de salon, ou la lutte imaginaire se mue en défense du fait accompli, la révolte fantasmée en adhésion au sophisme illusoire du monde juste, dont jouissent tous les despotes. Tout le monde déteste les Assad, mais personne n’arrive à les haïr plus que son propre voisin, son prochain, ou celui de l’autre côté de la route, de la vallée, du boulevard, de l’arène politique, et sa crainte intellectuelle ainsi suscitée l’emporte en raison et en discours sur la terreur, physique et réelle, que le régime lui inspire profondément.
Tout cela va durer jusqu’à ce 8 décembre 2024, lorsque, comme par magie, tout ce système s’est effondré… que la lumière blafarde de la liberté projette les ombres des centaines de milliers de victimes de ce système concentrationnaire et de ce génocide ignoré de tous, que les familles des bourreaux et des victimes, qui sont souvent – plus ou moins comme toujours en fonction de l’étage social, politique, communautaire du château – les mêmes, se tombent dans les bras. Finalement, aurait-il juste fallu laisser la famille Assad gagner dès le départ, pour que son robot réussisse toute seule à détruire tout l’édifice du château. (Notons néanmoins que l’ingéniosité financière et la probité exemplaire du banquier central libanais Riad Salamé a joué un rôle trop sous-estimé dans cet effondrement).

Tout est désormais très clair. Mais dans l’esprit de bon nombre d’Occidentaux – des catholiques et des communistes, des bourgeois et des révolutionnaires, des libéraux et socio-démocrates pro-israéliens et les gaullistes – les scories de 30 ans de manipulations de Hafez el-Assad continuent de polluer leur capacité à ressentir ce qui a toujours été vrai, à raisonner sur ce qui n'a jamais été que souffrance. Tant continuent, dans le monde occidentalisé, à vouloir jouer désespérément à leur logiciel campiste, au mépris de la valeur de leurs semblables. Tous ont perdu des chefs de parti, des diplomates, des chefs de gouvernements, et des dizaines de milliers de camarades et de parents. Et pourtant, personne ne semble encore parvenir à penser à autre chose qu’aux déboires du PKK – qui aura encore commis l’erreur de s’allier à tout le monde pour finir, comme prévu, abandonné de tous–, aux craintes des éternelles « minorités » – dont l’intérêt chez les Occidentaux croît proportionnellement à l’aliénation et donc à la mise en danger que cet intérêt inflige de manière retorse aux chrétiens du Moyen-Orient. Personne ne semble réussir à penser à autre chose qu’aux résidus de l’EI qui errent dans le désert, à la tête de turc d’Erdoğan, ou aux idées radicales des seuls révolutionnaires qui auront jamais pu obtenir un peu de renforts et d’argent lorsque, en 2012-2013, il aurait encore été possible de renverser le despote sans détruire tout le château : les salafistes.
En conclusion, le « en-même-temps » et l’alternance sans fin des positions contraires avec pour seul but d’embrouiller, d’antagoniser et de disperser tous ses sujets pour sans cesse en sortir avec le beau rôle, le bon discours, la bonne configuration, n’est pas une invention de 2017. Elle a toujours accompagné les plus brillantes stratégies de dominations égoïstes, et celui qui l’a réellement adapté au monde contemporain, n’est autre que le despote Hafez el-Assad. Seule la différence des moyens et des histoires politiques séparent la machine de mort concentrationnaire de ce dernier de notre république en morceau mais encore capable, espérons le, d’une saine alternance.