Ce billet est une version résumée de la réponse complète publiée sous format vidéo ici.
Mardi 3 janvier, le dernier livre de Richard Malka, sobrement intitulé Traité sur l’intolérance, s’est vu offrir par Guillaume Erner 42 minutes sur la fréquence la plus respectée de l’audiovisuel français, France Culture. Il y propose de se « rendre utile » en déroulant en fait un propos sur « une certaine exégèse de l’islam » qui prétend aller "au fond des choses" (voir l'entretien complet sur Youtube).
En fait, l’auteur et avocat médiatique s’y essaie à une description de ce qu’il pourrait trouver agréable à ses oreilles dans l’islam, et qui serait compatible avec son système de pensée. Il invite avant tout les « musulmans » à « se réformer » en ces termes :
Il faut combattre en essayant de transmettre du savoir, des connaissances, de convaincre et pour que d’autres se mobilisent, parce que l’islam ne changera que par les musulmans.
Cette louable intention s’exprime dans une thèse reposant sur une opposition fondamentale et très accessible entre « deux islams » :
1/ Il y aurait eu d’un côté les bon musulmans « modérés », « éclairés » par « l’islam des lumières », partisans de la « raison, la liberté humaine », de « l’altérité », « pacifique », « philosophique », « poétique », « lettrée » qui aurait eu la propriété « d’historiciser » et de « contextualiser » le Coran, et qui serait l’héritier spirituel des sourates (chapitres) « mecquoises », c’est-à-dire antérieures à la fondation de la cité de Médine en 622. Son l’incarnation idéale serait le mu’tazilisme qui défendait, entre autres, que le Coran était une création de Dieu.
2/ Il y aurait de l’autre des « fanatiques », un « islam des ténèbres », « figé, immuable », un mouvement « radical », « guerrier », pétri de « fantasmes », qui serait fondamentalement « hanbalite », et même « une secte » qui serait à la fois le camp du « hadith » et l’héritier du Coran dit « médinois », révélé après l’hégire de 622.
N’en jetez plus ! Cette avalanche de concepts opératoires ne peut qu’emporter l’adhésion. Qui voudrait être dans le camp de l’obscurité face à la lumière ? Qui pourrait défendre la violence face à la paix, l’oppression face à la liberté ? Par ailleurs, en présentant ainsi son argumentaire, il parait évident que Malka ne veut que le bien de l’islam et des musulmans.
Pourtant, nous allons voir ici brièvement que rien ne va dans cette théorie.
Malka le mu’tazilite trie le bon Coran de l’ivraie
Tout d’abord, elle fait fi de toute chronologie, de toute évolution à travers le temps : la diachronie. Cela s’exprime par exemple lorsqu’il assimile la distinction entre partie mecquoise et partie médinoise du Coran au clivage entre le mu’tazilisme et le sunnisme – qu’il confond avec l’hanbalisme. Or, outre d’être séparés de deux siècles, ces deux dialectiques ne portent objectivement pas du tout sur les mêmes questions, et encore moins du point de vue subjectif des acteurs, lesquels auraient rejeté cette filiation. Elle se manifeste également par son usage intempestif des anachronismes, notamment lorsqu’il oppose mu’tazilisme et hanbalisme. Outre qu’il situe cette autre dispute au VIIIe siècle, grossière erreur de débutant qui interroge sur la pertinence de son invitation à France Culture, le Mu’tazilisme triomphe en fait à la cour des califes abbassides pendant les années 830-850 (au IXe siècle donc). Quant au courant qui se réclame de l’imam Ibn Hanbal, il ne se développe qu’aux alentours de l’an 900. En fait, dans l’esprit de l’avocat comme dans celui de beaucoup de gens qui ne maîtrise guère l’histoire, l’échelle du temps se résume à un « maintenant », et à un « avant », et l’on ne sait jamais si le bon vieux temps est celui des « Sultans ottomans », des « mu’tazilites », « des premiers siècles », de « l’âge d’or » ou de « Mahomet » à la période « mecquoise ».
Ensuite, parce que la « discorde » dont l’auteur caricature l’ensemble de l’histoire n’est qu’une vue très réductrice de la multitude des débats sur une inépuisable variété de questions, qui sont irréductibles à une telle synthèse bicolore. Cette organisation de la pensée est fondamentalement dualiste, et rappelle furieusement les conceptions orientales qui accouchèrent, notamment, de la religion manichéenne. Nous y retrouvons toutes les caractéristiques du principe bon, avec un Dieu spirituel de lumière, qui dans la gnose chrétienne était le Dieu qui avait inspiré Jésus ; il est opposé à un principe mauvais, un Dieu démiurge, qui dans la gnose chrétienne était le Yahvé de l’Ancien Testament. Cette systématisation caricaturale, cette construction de l’antagonisme irréductible, semblerait pourtant incompatible avec l’idée de « débat » et d’esprit « critique ».
Un discours humaniste… sur la décadence humaine du sacré
Enfin, dans la même ligne, la prose de Malka recèle une lecture décliniste du monde qui est le propre des systèmes de pensée de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Ainsi, tout ce qui est premier, comme par exemple le Coran mecquois par rapport au médinois, ou « cet âge d’or qu’on a perdu », ou « l’islam des premiers siècles », appartient au principe bon. Dès lors il le sacralise abondamment comme le « Coran primitif » par rapport à tout ce qui suit et qui, explique-t-il relève « d’un choix humain, un choix de libre-arbitre ». Il l’exprime par exemple lorsqu’il s’échine à discréditer toute l’œuvre exégétique humaine « 150 ans après le Prophète », et notamment leur initiative de discuter de l’abrogation éventuelle de certains versets anciens par rapport à d’autres, plus récents. Cet argument permet aussi de discréditer « le voile » (au hasard) au prétexte qu’il a été « inventé par des hommes bien après Mahomet ». Rien de tout ce travail humain ne trouve grâce à ses yeux, seul compte l’œuvre sacrée originale. Tout cela est assez surprenant lorsqu’il apparaît qu’il se revendique de l’humanisme et du progrès mais adopte un système de pensée ou l’humain est constamment sur une pente descendante vers le chaos. En fait, Malka alterne en permanence entre l’idée qu’il y a un progrès entre la Torah et le Coran, et l’idée qu’il y a ensuite une nécessaire entropie. Cela induit que « le voile » qui constitue pourtant un ancien pilier du judaïsme talmudique et du christianisme paulinien, mais qui est aussi absent du Coran, est finalement le fruit de cette dégradation humaine postérieure au Coran mecquois chéri.
À partir de ces trois biais fondamentaux, Malka décline ensuite une multitude d’approximations et d’inexactitudes, souvent contradictoires, sous forme d’un millefeuille argumentatif. Il faut ici expliquer quelques uns des traits le plus saillants de son incompréhension des notions dont il use et abuse. Plus avant, nous évoquerons certains des paradigmes occidentaux sous-jacents à cet indigeste amoncèlement de poncifs et de lieux communs et qui, en effet, « disent quelque chose » comme il le prononce, sur les raisons du succès de ses publications.
Où l’absence de référence permet de se croire prophète
Rappelons d’emblée le caractère daté et grotesque de son emploi de la forme inexacte de « Mahomet » pour nommer Muhammad, expression consensuelle pourtant dans le champ académique depuis plus de 70 ans. Cela tient très probablement à son ignorance de la littérature scientifique, qu’il synthétise parfaitement en proférant qu’« en Angleterre, on ne peut pas faire d’études sur l’islam ». Ce propos ne serait pas si inquiétant s’il ne reflétait pas la méconnaissance des présentateurs et préparateurs d’émission, alors qu’il suffit de quelques clics sur google scholar pour réaliser qu’elle disqualifie l’invité. En effet, la figure du Prophète, des compagnons, des premières dynasties et des premières conceptions sociales, politiques et légales de l’Islam sont décortiquées en tout sens depuis plus de quarante ans. Son affirmation est d’autant plus risible que s’il y a bien un contexte où la discussion révisionniste et post-révisionniste a eu de retard à s’inviter – pour dire le moins – c’est bien en France. Et cela implique que l’essentiel des débats se déroule désormais dans la littérature anglo-saxonne. D’une part, cela fournit quelques indices sur les raisons de l’ignorance de Malka et Erner à ces sujets, et, d’autre part, il est assez déprimant de découvrir un tel biais xénophobe chez celui qui, un peu plus loin, se plaint « d’une nouvelle religion anglo-saxonne » de » la cancel culture et [du] wokisme ». Ok boomer !
Faire l’apologie de l’inquisition sans le savoir
Il y a bien sûr une contradiction entre la mission de Malka de prophète au désert et toutes les figures d’autorité sur lesquelles il se fonde pour dresser sa théorie manichéenne et exposer sa vérité révélée. En effet, il affirme, à propos de la parole de Muhammad (le hadith), que « les coranistes [le] rejettent en bloc ». C’est donc bien qu’il existe des travaux sur ces questions ? Peut-être aurait-il pu les lire avant de ruiner son propre manichéisme en revendiquant une formule contenue dans l’un des derniers versets du Coran médinois (qu’il honnit comme tardif) et avant de délégitimiser l’abrogation des versets anciens dont le principe réside dans le Coran mecquois (qu’il vénère parce qu’ancien). En somme, une contradiction essentielle réside chez Malka dans le fait que, pour hyper-sacraliser le Coran mecquois (plus ancien) par rapport au reste (plus récent), il recourt à un système de datation établi justement à partir… du hadith. Il fut reconstruit par les mêmes savants pré-sunnites et sunnites qu’il cherche à disqualifier anachroniquement comme « hanbalites » et « wahhabites », ou comme ceux qui auraient décidé d’abroger son Coran mecquois « pacifique » et « tolérant ».
L’abrogeant abrogé ou le fanatisme du libre penseur
Il y a ici une des contradictions les plus flagrantes et pourtant le plus répandues dans la presse mainstream. En effet, ce furent justement ces savants qui ont œuvré patiemment à « historiciser » et « contextualiser » le Coran à partir d’éléments historiographiques qui relèvent du hadith, et certainement pas les théologiens spéculatifs mu’tazilite dont il se revendique. À l’inverse, ces derniers occupent une place dans l’histoire politique qui interroge sur ce choix chez Malka. Ainsi, ils sont surtout connus pour avoir apporté au pouvoir exécutif califal un moyen de contrôler le pouvoir législatif des juristes, en créant une forme d’inquisition ou de maccarthysme, la miḥna, au service exclusif de la cour. Ce faisant, ils sont les seuls responsables de l’irruption de la question théologique qui intéressait peu les savants, bien plus préoccupés par l’établissement d’un système légal équitable pour la vie d’ici-bas. Le choix de positionnement de l’invité étonne donc de la part d’un avocat qui se dit « libertaire », a fortiori lorsqu’on connait le caractère totalitaire du régime autoritaire auquel ils ont apporté leur soutien, et qui n’avait bien sûr rien à faire de « l’altérité ».
En outre, au nombre de ses mièvreries sur le bon islam, il y a l’idée que les chrétiens et les juifs auraient alors vécu en grande harmonie, participant à la définition de l’islam – on passe sur son « fantasme » concernant les mariages intercommunautaires. En réalité, ce fut justement pour éviter de donner raison aux arguments christologiques des chrétiens que les Mu’tazilites s’employèrent à opprimer et tuer tous ceux qui ne refusaient pas l’idée que le Verbe du Coran pouvait être incréé – comme Jésus le Fils – ou que Dieu put avoir une apparence humaine – comme Jésus l’homme. Finalement, lorsqu’on restitue la chronologie, ce fut cette inquisition d’État contre les législateurs savants qui poussa ces derniers à rechercher dans la figure du Prophète une autorité qui pût réfuter les prérogatives législatives indues que s'arrogeait le calife. Ainsi, le monopole du hadith muhammadien est avant tout une conséquence historique de cette période d’oppression.
En tout cas, il n’a rien à voir, par exemple, avec la stricte condamnation du blasphème qui est bien attestée aux débuts de l’islam, et dont la dénonciation calomnieuse fut même parfois utilisée entre hiérarques chrétiens rivaux devant la cour califale. Cette disposition pénale défendait même la sacralité de la Bible, ainsi que le révèle cette question posée à des jurisconsultes tunisiens vers l’an Mil, à propos d’un bédouin qui, ayant insulté un juif en maudissant la Torah, était passible de la mort pour avoir attaqué un texte sacré de l’islam. À ce titre, les Mu’tazilites avaient justement tendance à utiliser la pénalisation du blasphème et de l’apostasie pour éliminer les sunnites qui refusaient de confesser leur dogme théologique. Leur pratique différait en cela du droit musulman qui, normalement, ne condamne que les faits, comme le blasphème public, et jamais ne sonde le cœur sur ses éventuelles opinions déviantes, à la différence des inquisitions mu’tazilite et catholique.
Ici, une autre contradiction intellectuelle réside dans le fait qu’il disqualifie les hadiths parce que, à juste titre, ils disent tout et son contraire. En fait, comme les mutazilites dont il se réclame, mais pas vraiment comme la méthode critique et humaniste des lumières qu’il confond avec eux, Malka le théologien ne supporte pas la contradiction et la dissonance. Au lieu de se réjouir de ce que cette immense diversité de point de vue ouvre une infinité de positions potentielles pour une inépuisable quantité de sujets à « débattre », il fait ce que les « fanatiques » qu’il dénonce ne font pas. Il « rejette » tout « en bloc », et il « abroge » ce qui lui déplait comme les exégètes sunnites qu’il agonie, lesquels au moins avaient un peu plus débattu et travaillé le sujet avant de discuter du tri. Or, il y a ici aussi une contradiction fondamentale : il justifie cette disqualification du hadith prophétique en rappelant que « 95% » – ou « 90% » – aurait été « déclaré faux ». D’une part c’est inexact, cette part du corpus a seulement été jugée invérifiable par l’étude de la chaine de transmission – l’isnad, que Malka l’islamologue confond avec le hadith lui-même. Or, cette méthode de vérification historique reste tout à fait valable jusqu’aujourd’hui, même si, en l’espèce, le paradigme sur l’impeccabilité des compagnons du Prophète tient de l’acte de foi, c’est entendu. Ce faisant, Malka rejette donc le hadith en se fondant sur le tri réalisé par les spécialistes sunnites (et pas hanbalites !) du hadith qu’il rejette : le serpent se mord la queue. C’est dommage qu’il ne se soit pas intéressé au hadith validé par ces autorités, il y aurait découvert qu’il n’impose jamais le niqab ni la burqa’, qui apparaissent au contraire comme des obstacles pour le pèlerinage ou le témoignage en justice.
Le plus amusant ici c’est que l’essentiel de ces grands classificateurs des années 850-900, dont le travail constitue le canon du sunnisme ultérieur, sont essentiellement d’origine iranienne. Or, il remploie en même temps certains schémas aryanisant éculés mais toujours hégémoniques à propos « des zoroastriens, c’est-à-dire les Perses ». Or, paradoxalement, il est possible que le canon sunnite reflète plutôt le mode de pensée de fils et petit-fils de ces zoroastriens iraniens qui pourrait avoir – inconsciemment ou non – transféré dans l’islam quelques principes de la religion d’État sassanide déchue : son prophète infaillible (Zarathoustra), son canon figé (l’Avestan), son clergé de juges (les mawbedh), ses obsessions pour la pureté légale, son patriarcat sacralisé, etc... Il ne faudrait pas exclure que ce fût davantage de cette manière qu’ils ont « particip[é] à la définition de l’islam ».
L’élitisme aryanisant et l’élitisme chiite
En fait, la plupart de ces poncifs remontent à Ernest Renan, qui rejette tout apport de l’islam à la « science » ou à la « civilisation » (1883), à moins que ce fût l’œuvre de non-musulmans, ou de non-arabes. Et chez cet auteur cela découle d’un axiome fondamental : que « la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civilisation » est pratiquement nulle (1862). Ainsi, Malka proclame à son tour que « l’Iran chiite […] a toujours été un modèle de réflexion, c’est une société multimillénaire » qui aurait « une tradition philosophique, lettrée, de séparation de l’Église et de l’État ». Outre que le clergé chiite iranien a en fait été imposé en Iran comme religion d’État safavide au XVIe siècle – étrange conception de la laïcité, on doit sans doute comprendre par contraste que, d’une part les Arabes seraient foncièrement sunnites et sans histoire – toujours ce biais de la sacralité de l’ancien. Mais il y a surtout ici, un potentiel autre point commun entre Malka et les inquisiteurs mu’tazilite du IXe siècle, qu’ils partagent tous deux avec l’élite chiite hégémonique du Xe siècle, et encore avec les élites coloniales et post-coloniales de notre époque : le mépris de classe pour la plèbe musulmane. Eux, savent ce que les musulmans ne savent pas sur leur propre religion.
Où l’on en vient au fait
Mais au-delà, en évinçant systématiquement les quelques principes légaux des sourates médinoises et l’ensemble du système légal islamique qui en est indépendant, Malka cherche surtout à « convaincre » les « musulmans » à renoncer à toute l’histoire socio-politique et légale de l’Islam (avec un I majuscule) en tant que civilisation or c’est celle-là même que recherchaient les auteurs de la nahda qu’il invoque ainsi à tort. Il intime aux musulmans de troquer contre quelques mièvreries spirituelles désincarnées et consensuelles, le discours « poétique » du Coran mecquois qui « séduisait » et où « les peines sont eschatologiques ». L’avocat athée devrait pourtant savoir qu’un système pénal risque de fonctionner difficilement si le verdict se fonde sur la rime, et si les condamnés sont renvoyés au Jugement Dernier. Ce faisant, il n’est pas clair en quoi il diffère d’un Éric Zemmour qui les enjoint aussi à renoncer à leur droit musulman s’ils veulent pouvoir obtenir l’égalité politique française. Lui aussi s’appuie sur les paradigmes de Renan ; mais dans son cas, au moins, il les énonce plus explicitement et honnêtement, et, il faut même reconnaître qu’il admet que l’islam est plus divers et complexe que ce que Malka aimerait qu’il soit.
Vouloir faire l’islam sans le droit et sans le hadith n’a pas plus de sens que de vouloir faire l’Église sans les décrets pontificaux, les conciles ou les actes des apôtres.
Les amis imaginaires de Malka ; ou celui qui refuse la réforme de l’islam n’est pas celui qu’on croit
Il y a sans doute un paradoxe terrible entre cette injonction aux musulmans de se « réformer », et le refus impérieux de la « réforme » qui a été celle de l’islam depuis l’époque ottomane : le salafisme. Cherchant à s’abstraire des superstitions et du maraboutisme, les tenants de cette réforme ont tenté, comme ceux du protestantisme en Europe, d’identifier un socle religieux caractérisé par la communauté (umma) primitive. Mais il semble que si les protestants européens ont eu droit à leur iconoclasme et à leur quête de la rationalité des origines, cela n’est pas autorisé aux musulmans, pas plus qu’ils n’ont apparemment le droit d’être de droite. À ce sujet, Malka recherche désespérément une foule d’amis musulmans imaginaires pour conforter son manichéisme puéril : a/ Afghani qui a justement ridiculisé Renan dans une réfutation qui a fait date, b/ Abdou, qui n’est pas mort pendu mais dans son lit, on se demande s’il ne confond pas avec l’admirateur de son disciple, Sayyid Qotb, effectivement pendu pour avoir refusé le totalitarisme nassérien. c/ Gamal al-Banna, dont l’autorité n’est ni l’histoire ni l’islamologie, mais le fait d’être le frère de Hassan, le fondateur des frères musulmans, d/ Sistani, pontife chiite difficile à concevoir comme un parangon de laïcité. En fait, le « libertaire » recourt à l’argument d’autorité plus que n’importe lequel des « fanatiques » qu’il agonit. Ainsi, dans son combat d’arrière-garde contre le wahhabisme qu’il croit encore être nourri de « pétrodollars », il ajoute l’appel à la popularité de « l’islam dans son intégralité » pour disqualifier cette réforme arabique comme une « secte ». Ainsi, il se range du côté de la hiérarchie islamique de l’État ottoman, et des élites chérifiennes mecquoises qui, au nom de leur sang prophétique, exploitaient le pèlerinage : une drôle de défense de la laïcité et de la liberté de pensée.
Où parler d’islam peut être parfois un moyen d’accabler les non-Francs
En fait, discourir sur le bon islam que les musulmans doivent adopter, et imposer aux musulmans de renoncer à leur système légal pour obtenir des droits civils et sociaux constituent les deux piliers de la domination coloniale sur les musulmans et les autres indigènes non-européens. Car en fait cette discrimination sur le fondement de la confession ne fait que cacher une distinction raciale, c’est celle qui définissait les colons européens parce que catholiques comme citoyens français, y compris les arabophones maltais, alors que les Arabo-berbères parce que musulmans étaient des sujets français sous les gouvernements laïcards des années 1880-1890. C’est cette distinction raciale justifiée par le droit religieux qui, encore après 1905, privait les musulmans des communes françaises du Sénégal du droit de cité, enfin obtenu par le député socialiste Blaise Diagne – lorsqu’il devint nécessaire de les mobiliser pour le front de 14-18.
Lorsque définir le bon islam pourrait être le dernier moyen de ne pas passer pour un raciste
C’est pourquoi il convient de s’interroger sur la validité philosophique de la distinction qu’opère l’invité d’Erner entre « la libre critique d’une religion » et « la critique des musulmans à raison de leur religion » qu’il reproche à un autre auteur à la mode lors de sa dernière incitation à la haine présumée. En quoi est-il valide que la « peur d’une religion » soit acceptable, mais pas le rejet des humains qui la professent ? À part, si, comme il transparaît de ses propos, la religion est une essence sacrée indépendante de tout contexte humain. Ce serait un humanisme libertaire quelque peu atypique, pour dire le moins. Il est donc possible de suspecter que cet essai chimérique résulte d’une dissonance dans l’esprit de Malka entre le droit de mépriser « l’islam » et le délit de mépriser le « musulman » : pour ne pas s’exposer à l’accusation de racisme, il faudra « convaincre » le « musulman » d’adopter un « islam » qu’il ne méprise pas.
Et cela interpelle justement lorsque l’on sait à quel point « musulman » constitue un moyen commode pour dire « Arabe », voire plus spécifiquement « Maghrébin », altérité ontologique du Maure face au Franc, celle qui subsiste dans les castes coloniales précitées. À ce titre, cette hostilité et ce mépris spécifiques pour le Maure et le Saracène remontent à l’Antiquité romaine, et déjà à l’aube de l’islam les élites chrétiennes ne pouvaient concevoir que ces hommes avaient pu d’eux-mêmes instituer le système légal et religieux de l’Islam, sans l’intervention, déjà, d’un fantasmatique complot juif.
Si, comme il le prétend soudain en fin d’émission, il ne sait pas ce que la « catégorie » de musulman « veut dire », pourquoi écrire sur l’islam et déplorer, dans la première citation, que « les musulmans » ne sont pas capables de l’écrire eux-mêmes, et que donc ils doivent l’attendre du prophète Malka ? Et si le wahhabisme n’est rien qu’une « secte », pourquoi faudrait-il changer « l’intégralité de l’islam » qui le décrit comme tel ? En outre, dans quel monde a-t-on vu que le changement de l’islam pourrait faire changer les sectaires qui se font terroristes ? Au milieu d’un propos valorisant le débat intercommunautaire, Malka cite le Coran qui invite à quitter une conversation infamante. Il se rend compte rapidement de l’énormité de la contradiction et s’engage alors dans une périlleuse escalade verbale : « mais on ne tue pas ! » quand on se croit insulté. Du coup, le sous-jacent remonte à la surface, et il devient très clair que, pour l’auteur du Traité, ne pas vouloir être blessé par des injures à son système socio-culturel humain est équivalent à l’organisation d’attentats contre des civils, mais aussi au fait d’intenter un procès. C’est vrai que cette confusion sur le plan légal, de la part d’un juriste, « dit quelque chose ».