Ces dernières semaines, après dix années sans guère de remous, une émotion s’est subitement élevée à propos des prochaines rencontres internationales de football, organisées au Qatar. Une avalanche d’arguments, isolément légitimes, ont été soudain prélevés à de patients militants des droits de l’homme ou de l’écologie. Ils se sont alors abattus, à la dernière minute, afin d’appeler à boycotter l’événement organisé par la petite mais richissime monarchie gazière.
Un des éléments saillants consiste à juger indignes les conditions de travail des immigrants issus du sous-continent indien. Et il est en effet notable que les salaires des ouvriers du bâtiment (et de la restauration) du golfe sont de 30 à 50 % inférieurs à ceux que les citoyens de ces pays peuvent escompter, pour des métiers beaucoup moins durs ou exposés. Ce faisant, ils sont d’autant plus minimes comparés à ceux que les Européens peuvent eux-mêmes gagner lorsqu’ils travaillent dans cette région, de 30 à 50% supérieurs. En effet, à l’instar des différentes castes d’emploi et de salaires que l’on peut, par exemple, remarquer dans les ponts inférieurs d’un paquebot de croisière, depuis les ouvriers de la salle des machines jusqu’au staff francophone à l’étage des passagers, les pays du golfe ne font généralement que reproduire la hiérarchie de notre société mondialisée. Nous leur reprochons surtout de ne pas s’embarrasser des habituels cache-sexes de notre idéologie dominante : la vie d’un Européen vaut beaucoup plus cher que celle d’un Indien ou d’un Bangladais, pourquoi le taire ou le travestir ?
Par ailleurs, il ne s’agit nullement de travail forcé, mais bien d’une immigration de travail. Si l’absence de droits de cette classe ouvrière du golfe révolte, l’idée ne semble pas effleurer nombre d’Européens que ces gens seraient ravis de bénéficier des conditions de salaire et de sécurité sociale de nos pays. Pourtant, à la différence des pays du golfe, nous ne leur accordons pas de visa de travail. En effet, ceux qui parviennent jusqu’à nos côtes le font au péril de leur vie, souvent en sacrifiant leurs économies – car ils sont généralement issus des classes moyennes de leurs pays – et en acceptant un quotidien de conditions de travail non déclaré et de peur des autorités, un sort qui, en définitive, n’a peut-être rien à envier à la situation dans le golfe.
Finalement, outre notre souci asymétrique pour la souffrance, dans les pays riches, des travailleurs des pays pauvres, il serait également loisible de s’interroger sur les conditions de travail et de sécurité sociale dans leurs régions d’origine. Or, nous éprouvons un désintérêt tout aussi grand pour les conditions de vie dans ces États aux sociétés grevées par la mortalité infantile, l’espérance de vie réduite, la misère des bidonvilles, la disette dans les campagnes, l’oppression politique, la terreur et la corruption de la police, et une violence sociale qui ferait passer notre XIXe siècle pour une partie de plaisir. Ainsi, il faut peut-être le rappeler : au regard de la vie dans leurs pays d’origine, contracter une kafala avec un Arabe du golfe pour un salaire de 400 à 600 dollars est une chance ; c’est cette froide réalité qu’il convient de regarder en face, à moins de bien vouloir, enfin, les inviter chez nous et leur accorder les mêmes droits sociaux et économiques que nous nous réservons à nous-mêmes… et que les monarchies du golfe réservent elles aussi à leurs sujets, comme nous. Il est bien entendu nécessaire de militer et de soutenir le BIT pour qu’il parvienne à faire abolir la kafala dans la torride péninsule arabique… mais aussi dans la verdoyante campagne chrétienne du Mont Liban – dans ce contexte étrangement passé sous silence (voir l’enquête récente dans https://orientxxi.info/magazine/liban-les-travailleuses-migrantes-prisonnieres-de-la-kafala,5959). Cependant, il ne faut pas chercher à s’acheter une conscience à bon compte si l’on n’est pas prêt à partager son salaire et sa sécurité sociale avec le reste de l’humanité.
Peut-être serait-il ainsi souhaitable de commencer par militer pour les ouvriers méso-américains qui construisent les stades pour la prochaine coupe du monde. Qu’ils jouissent au moins des mêmes salaires et des mêmes conditions sociales que leurs homologues du golfe, ce qui n’est pas toujours le cas à l’heure actuelle… À ce titre, notons que le fait que ces chantiers du Mondial 2026 se trouvent au cœur de déserts tout aussi torrides ne semble pas avoir ému tous ces écologistes de la dernière minute. Or, parmi les autres pavés de bonnes intentions invoqués pour structurer le consensus idéologique sur lequel repose notre satisfaction, il y a l’abcès de fixation autour de la question des stades climatisés. Et pourtant, faut-il le rappeler ? Dans les États du sud des États-Unis on climatise aussi les stades, sans quoi il faudrait renoncer à toutes les lucratives activités sportives du football américain ou du baseball pendant les quatre mois d’été. À ce titre, les arguments paraissent tout aussi naturels qu’ils sont en fait paradoxaux : on reproche parfois, dans la même phrase, 1/ que le Mondial ait été déplacé en décembre (contrairement à celui du Texas et du Mexique donc), un changement totalement insignifiant (à part si le Mondial et sa date de fête relève de la panégyrie d'une religion à mystère), et 2/ qu’on l’organise dans un désert torride. De deux choses l’une, même si les Européens semblent ne pas réussir à le concevoir, à Doha en décembre il n’y aura pas besoin de climatiser : les Arabes aussi ont froid en hiver. Cependant, il serait d’autant plus absurde de construire des stades inutilisables 8 mois dans l’année : donc il est normal qu’ils soient climatisés, comme tous nos buildings de bureaux en verre et en béton, d’Europe, des États-Unis, et d’ailleurs.
Le point d’achoppement ici est donc pour la plupart des détracteurs du Mondial au Qatar que cette consommation d’énergie serait l’extravagance de trop. Mais, sur le fond, pourquoi un footeux ne pourrait-il pas avoir le dos au frais en été à Doha (ou Dallas ou Monterrey) tandis que l’amateur de bière parisien trouve naturel d’avoir le dos au chaud en hiver, en terrasse de son café préféré ? Consommer de l’énergie pour refroidir ou chauffer la rue ne semble donc extravagant que lorsqu’il s’agit d’autrui… À ce titre, les Occidentaux se paient une réforme écologique à bon compte en mettant sur le dos des producteurs d’hydrocarbures leur consommation intérieure alors que c’est l’Occident qui fait leur fortune, en leur achetant. Dans cette histoire, il semble surtout qu’il s’agisse de réaffirmer, d’autorité, que seuls les Européens ont le droit de déterminer le seuil de ce qui est extravagant. Climatiser un stade est une indignité… mais subventionner l’installation de chaudières au gaz dans l’Union Européenne est érigé en politique verte… malheureusement stoppée dans son élan par la folie des grandeurs de Poutine.
Il apparaît ainsi que tous ces arguments sont ad hoc : ils ne sont valables que parce que l’on parle des gens du golfe ; ils n’ont pas le droit de faire ce que nous faisons, et nous refusons qu’ils puissent repousser la limite de l’extravagance que nous estimons légitime de fixer nous-mêmes. De même a-t-il fallu s’insurger que les Saoudiens organisent les jeux d’hiver asiatiques (qui regarde ça de toute façon ?) « dans un désert ». En fait, à nouveau, ce projet n’est extravagant que pour quiconque ne connaît pas la géographie et le climat du pays. La station de sport d’hiver se situe dans une région qui connaît des températures glaciales en hiver, et où il neige chaque année : l’endroit n’a rien de plus incongru que Vancouver où il fait doux et humide toute l’année (dans les deux cas, les stations se trouvent dans l’arrière-pays montagneux). Il est bien entendu prévu une débauche d’énergie pour pulvériser de la neige artificielle à coup de canons, mais est-ce différent de ce qui se pratique massivement dans nos montagnes européennes ? Non. À l’inverse, il est tout à fait admis d’aller faire du surf artificiel sur les placides lacs suisses.
Car le fond de l’argumentation ad hoc est ailleurs : c’est la rengaine de pays qui n’auraient pas la culture du football (ou des sports d’hiver, au choix). Éric Cantona, qui a cru bon de s’engager dans cette croisade, semble s’être rendu compte qu’il s’agissait – évidemment – d’un jugement de valeur raciste. Il a donc mis son dédain pour le sport arabique sur le compte du climat et des conditions de travail, car une richissime star du football doit bien admettre qu’il est légitime pour l’industrie du football de développer le football partout où c’est possible, comme en Afrique du Sud par exemple. Or, à ce moment, la question des conditions de travail des immigrants lesothiens ou zimbabwéens ne s’est quant à elle, apparemment, jamais posée. Quiconque connaît un peu le monde péninsulaire sait que, à tort ou à raison, ils aiment autant le football que n’importe qui dans ce monde, et même s’il aurait été sans doute plus logique que ce soit un pays comme l’Égypte qui organise la coupe pour le plus grand bonheur de sa population – enfin, des 2% les plus riches de celle-ci –, les conditions climatiques auraient été similaires, et les conditions de travail des ouvriers auraient été pires. En définitive, s’il est assez triste que le seul pays arabe en mesure d’organiser cet événement mondial soit un micro-état gazier, ce n'est pas non plus de leur faute. À l’inverse, personne n’a proposé à un pays arabe peuplé mais pauvre de lui financer sa candidature. Ainsi, le Maroc a fait à trois reprises l’amère expérience de voir son dossier refusé pour des raisons purement économiques. En revanche chercher à leur interdire, c’est exprimer clairement que les Arabes n’ont pas le droit de jouer à notre petit jeu de gladiateurs, à nos extravagances énergétiques et à notre exploitation ouvrière.
Nous en arrivons donc au dernier point du problème, celui qui sous-tend tous ces raisonnements ad hoc : l’hostilité fondamentale, et ici légitimée, pour les Arabes du golfe en particulier. Celle-ci n’est pas nouvelle, elle est presque consensuelle : ils entrent dans la catégorie du « nouveau riche ». C’est celle que l’ancien bourgeois et la classe moyenne intellectuelle peuvent ensemble mépriser de sorte à réaffirmer leur position de domination et leur reconnaissance mutuelle. Elle leur sert surtout, en retournant contre le premier la colère du prolétaire, à détourner sa lutte à l’encontre de cet imposteur qui usurpe la position haute dans le champ financier. C’est lui-seul que l’ouvrier aura le droit de rejeter, de sorte à ce que la domination économique et culturelle des premiers soit légitimée. Ces jugements de valeur contre les péninsulaires ne sont pas nouveaux. Ils se sont en fait exprimés dès le choc pétrolier de 1973, lorsque les Occidentaux découvrirent, consternés, que des non-Occidentaux étaient en mesure de rivaliser avec leur confort économique, et même de racheter leurs usines. Le film « Network, main basse sur la télévision (Sidney Lumet, 1977) » l’expose clairement : l’animateur fou, Howard Beale, au nombre des « vérités » à ne pas dire qu’il énonce pour la fortune de son producteur, s’en prend en effet sans vergogne à la lâcheté des capitalistes américains qui revendent leurs entreprises à des Koweitiens. En le formulant ainsi, il établi et réaffirme implicitement que ces ventes sont par essence illégitimes… pour la seule raison qu’elles profitent à des Arabes du golfe.
Car, en dépit de leur puissance économique, et outre la seule question de l’enrichissement soudain, ils pâtissent surtout de l’image négative dont les Moyen-Orientaux post-ottomans eux-mêmes les affublent depuis toujours. Ils seraient des bédouins archétypaux, ignorants et brutaux. D’une part, la reproduction de ce cliché millénaire repose avant tout sur un jugement de valeur de sédentaire, que les Européens partagent, notamment au moment d’opprimer les Roms à domicile. D’autre part, ce préjugé est en fait presque complètement faux : l’élite saoudienne ou omanaise, entre autres, n’a rien à voir avec les Bédouins. Cette partie de la population péninsulaire est tout aussi inférieure dans l’ordre social que celle de Syrie ou de Tunisie. Finalement, ces bédouins nouveaux-riches sont surtout insupportables pour la bonne raison qu’ils se sont enrichis en dépit de l’occidentalisation du monde : sans colonisation directe, sans européanisation de leurs élites et sans changement de leur système de valeurs. Un point important à ce sujet est peut-être la continuité de leur dédain à l’égard de l’injonction productive, laquelle est la base de l’économie capitaliste : ils assument de ne pas vouloir s’épuiser au travail, contrairement à nous, ils observent que ce sont les malheureux travailleurs immigrés sans droits qui travaillent dans les cuisines et dans les chantiers, ceux des Occidentaux comme ceux des Arabes. Mieux, ils sont parvenus à développer leur culture arabe au sein de la modernité : elle est matérialisée par leur port du vêtement, et aussi à imposer leur islamité, exprimée par la réforme salafiste depuis la fin du XVIIIe siècle… tout en allant au Macdonald et en roulant dans des « voitures comme les nôtres », pour reprendre le propos abscons d’un éditorialiste de la télévision en continue pour justifier la solidarité instinctive avec les Ukrainiens.
Cette xénophobie exacerbée à l’encontre des gens du golfe se rapproche dans une large mesure de celle dont nous accablons les Maghrébins. Ces derniers ont eu beau cocher toutes les cases de la francisation de leurs élites, ils continuent d’être bien trop arabo-musulmans à notre goût. La seule différence c’est qu’ils sont économiquement et culturellement dominés, et servent donc utilement de bouc émissaire, notamment au regard de notre frustration à l’égard des gens du golfe, à qui il faut dérouler le tapis rouge. Là où les Occidentaux viennent au Liban apprendre le dialecte syro-palestinien, dans un monde levantin depuis plusieurs siècles intégré au système culturel moderne, à l’inverse, dans le golfe comme au Maghreb, d’une manière ou d’une autre et via des mécanismes légèrement différents, ils évitent tout contact avec la culture locale. (Notons qu’ils ne cherchent pas non plus à entrer en contact avec la classe ouvrière sud-asiatique immigrée, celle-là même qu’ils invoquent contre les Qataris). Cela revient, du point de vue du chercheur, à une même ignorance structurelle de l’histoire et de l’anthropologie des sociétés et des institutions traditionnelles de ces pays. Il est frappant de remarquer que cette hostilité radicale et presque fanatique à l’encontre des nord-africains (les Maures), et des Arabes péninsulaires (les Saracènes) est ancrée depuis l’époque de la civilisation gréco-romaine ; "l’islamophobie" contemporaine pourrait bien n’en être que l’ultime avatar.
Une fois cet arrière-plan dégagé, il est possible de déconstruire le mur d’hostilité dont pâtit spécifiquement le Qatar depuis quelques années, à nouveau au profit du confort mental des Européens. La petite péninsule est en effet impliquée dans l’appui aux associations se référant aux frères musulmans ; il soutient notamment les partis politiques musulmans se revendiquant républicains et démocrates, tout en étant socialement et économiquement conservateurs (PJD, AJK, Nahda...). Que ce soit par l’entremise de la chaine al-Jazeera où en soutenant délibérément la tendance islamo-conservatrice dans les mouvements arabes de 2011 et des années suivantes, le Qatar a été l’allié assumé des démocraties occidentales dans leurs stratégies ambivalentes – voire dissonantes – de promotion de l’état de droit et du système parlementaire, mais aussi de contrôle de ces révolutions.
Il se trouve que depuis 2015, la situation géopolitique et idéologique a changé, tout particulièrement en France, et que nous sommes désormais beaucoup plus proches – pour dire le moins – de l’Arabie Saoudite et du régime de Sissi en Égypte. Or, ces deux puissances œuvrent patiemment à éradiquer le dynamisme républicain et réformateur des frères musulmans, et notamment à mettre au pas le Qatar, leur supporter depuis deux décennies. Cette ambiance générale explique en partie pourquoi la petite monarchie se trouve depuis peu au cœur des obsessions qui visent en général tous les Arabes indifféremment. Cela étant, la plupart des contempteurs de ceux qui, dans le golfe, ont les moyens de leurs opinions (c’est-à-dire de gens qui ne supportent pas que les Arabo-musulmans soient arabo-musulmans) ne s’embarrassent pas toujours de tant de nuances. Ils mettent souvent les frères musulmans et salafistes dans le même sac, et mélange les années 2000 et les années 2020 dans les mêmes catégorisations anhistoriques. Ce faisant, ils ne s’aperçoivent pas des mutations sociales, politiques et culturelles profondes du monde arabo-musulman en général, et du golfe en particulier. Or, en péninsule, la population tend désormais massivement à rejoindre leur idéal culturel - lequel ne s’encombre pas de réformes sociales et politiques car, en réalité, elles ne les intéressent pas non plus chez eux en Occident, souvent ils les combattent.
Cette mise au point étant faite : je ne regarderai pas le Mondial, mais pas moins celui-ci qu’un autre. En effet il s’agit de reliquats d’un ancien monde qui devra mourir pour que l’humanité survive. En revanche, ce n’est certainement pas en bannissant les Arabes du golfe que l’on œuvrera à accroitre l’égalité sociale et économique des humains de cette planète, ni à sauver l’environnement qui leur est nécessaire pour vivre. Cette cabale contre l’organisation de la coupe du monde au Qatar ne peut que produire l’effet inverse, car il consiste à désigner un bouc émissaire afin de pouvoir continuer, avec satisfaction, à agir comme auparavant.