« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » Montesquieu (De l’esprit des lois). Tétanisés par les attentats tragiques des 7, 8 et 9 janvier, les parlementaires ont massivement voté en faveur de ce projet de loi actuellement entre les mains de la commission mixte paritaire.
Et pourtant, de tous côtés, ont jailli des analyses critiques parfois sévères (Conseil d’Etat, CNIL Commission nationale de l’Informatique et des Libertés, CNNum Conseil National du Numérique, Commissaire des droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Jean Marie Delarue es qualité de Président de la CNIS Commission Nationale de Contrôle des Interceptions de Sécurité, CNCDH Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, syndicats de magistrats, d’avocats, Amnesty International mouvements divers se consacrant aux libertés, au numérique …)
Pourquoi ne pas avoir pris le temps de l’écoute, de la réflexion et du dialogue avec toutes les composantes de la société. Cette démarche s’imposait d’autant plus face à une loi complexe. Peut-être serait-on parvenu à un consensus raisonnable respectueux des droits fondamentaux au lieu de cet unanimisme politique acquis dans l’urgence et l’émotion.
Dans un tel contexte de précipitation combien de citoyens ont pu prendre connaissance de ces nombreuses analyses du texte, prendre le temps de la réflexion et se sentir concernés ?
Et pourtant, ce texte, porteur d’une vision globale de la surveillance bien au-delà de la lutte antiterroriste, recèle bien des dangers et notamment :
- danger de mesures de surveillance généralisée, autrement dit de masse : « boites noires » branchées sur les opérateurs du Net pour rechercher grâce à des algorithmes des comportements possiblement suspects et « IMSI catching » permettant des captations de données voire des écoutes d’un grand nombre de personnes se trouvant par hasard dans la proximité de la « cible » surveillée,
- danger de l’extension de mesures de surveillance ciblée particulièrement intrusives : utilisation de balises ou autre procédé de géolocalisation, sonorisation de domicile avec possibilité de pose de caméra et interception de toutes activités d’un ordinateur abrité dans ce domicile, autant d’opérations actuellement légales uniquement dans le cadre d’une enquête judiciaire sous le contrôle d’un juge.
- danger de l’élargissement des « interceptions de sécurité » (communications électroniques ou téléphoniques, SMS) dans un champ beaucoup plus large que la prévention du terrorisme avec possibilité d’extension à l’entourage de la cible et sans prise en compte suffisante de la protection de certains professionnels légitimes détenteurs de secrets de tiers (avocats, journalistes -et leur source-…)
Au-delà de ces dangers qui nécessiteraient de plus amples développements, il importe d’insister sur les conditions de la fabrique de cette loi et de tenter de répondre, sans exhaustivité, à certaines questions.
Le renseignement est admissible dans un Etat de droit mais en l’encadrant strictement ...
Cette loi caractérise un aveu législatif (voir l’exposé des motifs) de pratiques illégales des services de renseignement.
C'est ainsi que l'on a créé de toute pièce des "vides juridiques" qu'il faut ensuite hâtivement combler sans autre alternative réelle que d'entériner les pratiques.
Se tend de la sorte un piège d'un droit dévoyé puisque construit a posteriori sans une réflexion préalable sur les enjeux démocratiques de ces pratiques Ce piège est d’autant plus serré que l’œuvre du législateur intervient à chaud après des événements dramatiques.
Que décide la Cour Européenne des Droits de l’Homme ?
Soulignant que les États ne disposent pas d’une latitude illimitée pour assujettir à des mesures de surveillance secrète les personnes soumises à leur juridiction : « Consciente du danger de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre, la Cour affirme que les États ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l’espionnage et le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée » (Arrêt Klass AFFAIRE KLASS ET AUTRES c. Allemagne 6 septembre 1978 http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001-62068)
Opposition entre impératif sécuritaire et Etat de droit ? Non
Comme le dit Mireille Delmas Marty, l’Etat de droit n’est pas l’Etat impuissant.
C’est dans le cadre du droit, international, européen, constitutionnel, que la nécessaire lutte contre le terrorisme peut et doit être menée. Faute de quoi, les démocraties ruineraient les principes qui font leur force.
Cela impose une loi d’une précision particulière édictant des règles claires et détaillées dans le respect des droits fondamentaux. …
et en organisant son contrôle
La surveillance secrète doit subir un contrôle à trois stades: lorsqu’on l’ordonne, pendant qu’on la conduit ou après qu’elle a cessé. Lors des deux premières phases, par la nature même de cette surveillance, l’intéressé, la cible, ne saurait être informé et partant exercer un contrôle quelconque.
Dès lors, à ces stades, les procédures de contrôle doivent apporter intrinsèquement, de par l’effet même de la procédure, des garanties appropriées permettant la sauvegarde des droits de la personne dans le respect des valeurs d’une société démocratique.
Sont ainsi en cause la protection de la vie privée, et familiale des personnes, de leur domicile, de leurs communications et correspondances, de leurs données à caractère personnel.
Ces droits sont proclamés tant par la Charte Européenne des droits fondamentaux, que par la convention européenne des droits de l’homme. Toute ingérence d’une autorité publique doit être pour ne pas constituer une atteinte à ces droits, prévue par la loi, poursuivre un ou des buts légitimes et, être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre celui-là ou ceux-ci).
En outre, il est indispensable de veiller au respect strict du principe de proportionnalité et de subsidiarité dans ces processus dérogatoires dont l’impact doit être limité dans le temps.
D’où l’importance du statut de l’autorité de contrôle et de ses pouvoirs, qui seront examinés un peu plus loin. Un contrôle individuel et citoyen par un recours d’une personne et/ou d’une association doit nécessairement intégrer des conditions et des modalités ne compromettant pas le but légitime recherché par la surveillance secrète.
Mais un tel contrôle est indispensable.
Mais par qui ?
Pour la CEDH, l’ingérence dans les droits d’un individu doit être soumise au contrôle efficace précité par une autorité indépendante, contrôle que doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière.
Telles sont les exigences à respecter « en un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière ».
Le système proposé par la loi ne répond pas à ces exigences, la décision d’autorisation des techniques et des modalités de surveillance restant en définitive entre les mains du premier ministre et le contrôle du Conseil d’Etat demeurant à la marge.
En effet, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), nouvellement créée, disposera de pouvoirs réduits qui ne lui permettront pas d’exercer un contrôle effectif et permanent des opérations La critique s’impose, en outre, quant à sa composition. La France a du mal à intégrer le principe de séparation des pouvoirs.
Cette commission a un côté génétiquement modifié : fabriquée à partir d'un peu de judiciaire, un peu de justice administrative, un peu de représentation des parlementaires, elle n’empêchera pas le pouvoir exécutif de garder la main mise sur toutes ces opérations de renseignements de plus en plus tentaculaires.
Faut-il rappeler que les agents des différents services chargés du renseignement sont des agents du pouvoir exécutif et que seule l’autorité judiciaire est gardienne des libertés fondamentales qui doivent être ici protégées ?
Voilà comment, dans le respect de la séparation des pouvoirs, pourrait être composée et agir une telle instance : Elle serait composée exclusivement de magistrats (judiciaires et administratifs) déchargés de toutes autres fonctions.
C’est seulement ainsi que, disponibles, ils pourraient exercer pleinement leur mission, l’acquisition de compétences particulières se faisant notamment aux côtés de techniciens offrant des garanties d'indépendance qui seraient associés à son fonctionnement. Cette instance devrait donner les autorisations a priori, pouvoir contrôler à tout moment que ses décisions sont effectivement respectées et sous le contrôle du Conseil d’Etat prononcer des sanctions d’annulation d’actes voire de retrait provisoire d’habilitation d’un agent.
Cependant, même une telle configuration ne permettrait pas de soumettre à cette instance les mesures prévues par ce texte, dans toute leur étendue.
Ainsi le branchement direct d’ « algorithmes » sur les réseaux d’opérateurs internet, gravement attentatoire aux libertés s’avère inutile comme l’expérience américaine l’a démontré.
Par ailleurs, certains procédés très intrusifs prévus par la loi ressortissent manifestement au pouvoir du juge dans le cadre d’une enquête pénale.
La zone d’ombre de la loi : renseignement et justice
Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’enquête judiciaire n’intervient pas nécessairement après les faits, elle peut être ouverte avant qu’une infraction soit commise pour peu que l’infraction, potentiellement en préparation, soit déterminée.
Le renseignement, lui, intervient, en amont, dans le but de prévention de risques, non définis avec précisions, en collectant des informations sur des personnes et leurs activités.
L’une est axée sur des faits particuliers contrevenant la loi pénale, fussent-ils en préparation, l’autre se penche sur la détection d’une menace encore indéfinie.
Tous les dispositifs particulièrement intrusifs dénoncés plus haut sont justiciables uniquement en cas de suspicion d’une infraction à tout le moins potentielle et imposent l’ouverture préalable d’une enquête judiciaire avec contrôle d’un juge.
Il en est de même du procédé dit « IMSI catching. » Quid du basculement d’une enquête administrative de surveillance vers une enquête judiciaire du fait d’indices d’infractions ?
Le texte aurait dû prévoir l’information du procureur de la République même si normalement cette nécessité découle automatiquement de l’application du code procédure pénale (article 40 ). Actuellement trop souvent « les renseignements » se transforment en procès-verbaux de renseignements de source anonyme et s’insèrent ainsi dans des procédures judiciaires.
On voit bien que sans contrôle judiciaire des mesures intrusives on prend des risques sérieux non seulement avec les libertés des personnes mais encore avec la vérité car que vaudra en justice des éléments recueillis sans garanties procédurales réelles ?
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Que deviendra ce texte quand il sera définitivement adopté ?
Le Conseil constitutionnel interviendra mais peut-on attendre une décision remettant en cause l’économie générale de ce texte ?
Tôt ou tard, dans des circonstances actuellement imprévisibles (l’histoire réserve des surprises !), la Cour Européenne des Droits de l’Homme sera amenée à statuer sur la conventionnalité de ce texte (c’est à dire sa compatibilité avec la convention européenne que le Conseil Constitutionnel ne juge pas).
En attendant la société civile doit rester vigilante sans attendre qu’un lanceur d’alerte ne la réveille.
Simone Gaboriau magistrate honoraire ancienne présidente du Syndicat de la Magistrature