En 2018 le Conseil d’Etat a déclaré l’autoroute Castres–Toulouse d’utilité publique. Bien sûr l’utilité publique d’une voie de communication est indéniable, mais des voies de communication sont déjà existantes et le principal enjeu questionne donc l’utilité de diminuer le temps de trajet. Le principal avantage argué est que le « gain de temps » permettrait d’exalter l’attractivité du territoire Castres-Mazamet (Tarn) pour bon nombre d’investisseurs. L’autoroute jugée indispensable au « désenclavement du bassin Castres-Mazamet » a donc acquis le statut « d’utilité publique ».
Les trois points fondamentaux « gain de temps », « désenclavement » et « utilité publique » qui semblent avoir emporté la sagesse d’Etat, n’échappent cependant pas à la controverse de fond :
- Le gain de temps
Les quelques minutes escomptées ne seront pas gagnées (on vieillit aussi vite en roulant à 130), elles deviendront seulement disponibles pour autre chose. La seule façon de gagner du temps pendant son déplacement est de pouvoir « en même temps » se consacrer à autre chose. Le voyage en train avec accès à internet et au 220V en offre la possibilité la plus opportune (non seulement travailler ou mettre à jour son courrier, mais aussi lire, écrire, converser, méditer ou simplement s’assoupir). Entre Castres et Toulouse, ce véritable gain de temps qu’offre le train est d’environ une heure.
Au volant, il est difficile, et même fortement déconseillé de faire autre chose que conduire, et c’est uniquement hors trajet que les quelques minutes économisées sur le temps de déplacement peuvent être consacrées à toute autre activité.
De l’utilisation du temps gagné :
En France, selon l’âge et l’occupation, nous disposons entre 4 et 7 heures de temps libre par jour (loisirs et sociabilité) [INSEE, 2011]. Nous passons en moyenne plus de 60 % de ce temps libre devant un écran (télévision, ordinateur, tablette, smartphone. « Le premier loisir des Français, toutes générations confondues, consiste désormais à échanger sur les réseaux sociaux, Facebook et YouTube étant les deux plateformes privilégiées. » [Vertigo Research, 2022]).
L’économie de quelques minutes entre Castres et Toulouse (réalisée par trajet et seulement par quelques-uns) ne peut décidément pas constituer un enjeu de société à ce point sérieux qu’il puisse décemment justifier tout ce que compromettent pour l’ensemble du Vivant la construction, l’implantation et l’utilisation d’une autoroute.
Les exclus du gain :
Le prix aller/retour est prévu autour d’une quinzaine d’euros, c’est-à-dire à peu près ce qu’il en coûte en carburant avec une moyenne cylindrée. Il deviendra donc deux fois plus onéreux d’aller et venir entre Castres et Toulouse, et même presque trois fois plus si la vitesse moyenne approche les 130 km/h (consommation proche du double) [1]. Les pauvres seront nombreux à devoir renoncer à l’autoroute, les sobres – riches ou pauvres – y renonceront par conviction. Le renoncement, qu’il soit consenti ou subi, ne dispensera pas pour autant de la contribution à l’effort financier puisque près de 300 millions d’argent public seront alloués au projet.
La perte de temps :
Le temps de trajet, raccourci sur autoroute pour les plus aisés et les moins soucieux de l’empreinte écologique du mode de déplacement, sera rallongé pour tous les autres. Tous les autres qui ont pourtant également financé les déviations publiques existantes (contournements de Puylaurens et de Soual) lesquelles seront intégrées à l’autoroute. Malgré l’une des réserves émises en 2017 par la commission d’enquête, les aménagements compensatoires prévus ne seront pas à la hauteur de l’existant (2 X 2 voies limitées à 110 km/h) :
« La levée stricto sensu de la réserve, compte tenu des caractéristiques actuelles des déviations de Puylaurens et Soual, déjà à 2 × 2 voies, nécessiterait de construire l’autoroute en tracé neuf au droit de ces communes. Cette option impliquerait des coûts supplémentaires très importants. […] La solution retenue consiste à améliorer les conditions de sécurité, à la fois pour les usagers et les riverains, sur les itinéraires de substitution au droit de Puylaurens et de Soual. » [Annexe 2 au décret n° TRAT1809561D].
Le contribuable, après avoir consenti à l’effort pour les améliorations substantielles de la route N126, devra une fois de plus contribuer, mais cette fois-ci pour se voir interdire le libre accès aux améliorations qu’il a financées, et devoir donc se contenter d’une situation comparable à celle qui avait légitimé ces améliorations.
En d’autres termes : il aura fallu payer une première fois pour un avantage substantiel, et il va falloir payer une deuxième fois pour perdre l’avantage acquis.
- Le désenclavement
Le terme, d’une esthétique pourtant très discutable, semble avoir séduit les esprits et galvanisé les entrains. Mais malgré l’engouement généralisé qui participe d’une forme d’hystérie collective, le « désenclavement du bassin Castres–Mazamet », introduit à qui mieux mieux dans le débat, n’est que le produit d’un lamentable défaut de jugement. La simple consultation d’un dictionnaire de la langue française et d’une carte de la région, permet (même à un esprit distrait) de convenir sans le moindre effort intellectuel que le territoire Castres–Mazamet n’a vraiment rien d’une enclave.
Bien au contraire, depuis les temps reculés et même antérieurs à l’avènement du moteur à explosion, l’histoire de Castres–Mazamet est riche de son ouverture sur le monde entier. Ouverture devenue exceptionnelle et peut-être même unique en France pour une commune de la taille de Mazamet à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle.
[Petit résumé : Dès le début du 19ème siècle l’industrie textile mazamétaine entretient des échanges commerciaux internationaux (Notamment Espagne, Turquie et Afrique du nord). En 1851, les premières peaux de moutons partiellement délainées (tonte) sont importées d’Argentine. Les conditions du transport maritime (lenteur, humidité, chaleur) vont accélérer le pourrissement des peaux. Dès réception de ces premières peaux à Mazamet, on constate que le pourrissement facilite la séparation de la laine et du cuir. Le procédé, découvert par hasard et rapidement optimisé « procédé de l'échauffe », est le point de départ de l’industrie du délainage à Mazamet qui connaîtra un succès économique inouï et durera près de 150 ans. Mazamet devient connue dans les principaux pays d'approvisionnement en peaux lainées (Argentine, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Maghreb) et dans les pays acheteurs de laine (Europe, Amérique, Russie). A partir des années 1880, les usines de délainage se multiplient, si bien qu'en 1912, année record, plus de 32 millions de peaux de mouton sont traitées à Mazamet qui devient le centre mondial du délainage.] [2]
L’acheminement de milliards de peaux pendant près de 150 ans depuis nos ports maritimes jusqu’aux usines mazamétaines, et le transport consécutif des cuirs et laines depuis Mazamet n’ont nullement nécessité la création d’autoroute. Par ailleurs, l’amélioration considérable de l’état des routes depuis 1912 n’a pas non plus contribué à une augmentation de l’activité économique mazamétaine qui déjà en 1868 conduisait à l’ouverture d’une succursale de la Banque de France à Mazamet.
[Faury et Cazals rapportent : On ne peut pas davantage attribuer la révolution industrielle à une avance décisive dans le domaine des transports. […]. En 1857, la diligence met encore huit heures en été entre Castres et Toulouse, et dix heures en hiver. […]. Pendant des années, la charrette a effectué les indispensables transports de marchandises liés à la révolution industrielle. […]. Mazamet manifestait un extraordinaire dynamisme […]. L’activité était si considérable qu’elle n’avait « d’autres limites que l’insuffisance des ateliers ».] [3]
L’histoire de Castres–Mazamet n’a jamais eu à souffrir de sa géographie. Bien sûr, le développement des voies de communication ne peut que faciliter un transport commercial qui a déjà sa raison d’être, mais ne peut créer ni même accroître la raison d’être du transport qu’il ambitionne de faciliter.
Si les routes d’alors – qui n’avaient rien de la commodité de celles d’aujourd’hui – n’ont pas gêné une activité économique extraordinairement débordante ; les routes actuelles ne peuvent être d’aucun frein à une activité (existante ou projetée) malheureusement sans commune mesure avec celle d’alors.
L’histoire de Mazamet est révélatrice de l’erreur de jugement des partisans du projet autoroutier. Arguer de la nécessité économique d’une autoroute Castres–Toulouse, c’est nier la réalité observée par expérience, et la sacrifier au mirage d’une vision purement fantasmatique.
- L’utilité publique
Il est difficilement concevable de dimensionner une autoroute à moins de 2 X 2 voies qui est la structure minimale autoroutière pouvant remplir les fonctions de sécurité et de fluidité (séparation des sens de circulation opposés, absence de croisement, et au moins deux voies par sens de circulation pour permettre les dépassements). Cette configuration minimale, imposée par la force des choses, s’avère donc d’un coût incompressible. La décision de construire une autoroute doit donc répondre à un besoin qui garantisse une fréquentation minimale en deçà de laquelle aucun retour sur investissement ne peut être escompté.
Avec une distance de sécurité entre deux véhicules de l’ordre de 90 m et une longueur moyenne de véhicule d’environ 5 m, chaque voie de circulation supporte la présence simultanée de 10 véhicules par kilomètre d’autoroute construit. A 120 km/h cette présence simultanée au kilomètre est entièrement renouvelée toutes les 30 secondes ce qui confère une capacité d’absorption quotidienne (calculée sur 15 h) avoisinant les 18 000 véhicules par voie de circulation. Le flux admissible total (4 voies) peut donc atteindre 70 000 véhicules/jour. Ce résultat théorique volontairement sous-estimé – durée quotidienne réduite à 15 h, vitesse maximale de 120 km/h, distances de sécurité respectées – donne un ordre de grandeur du flux admissible d’une structure 2 X 2 voies avant saturation.
Le trafic moyen entre Castres et Toulouse est très inférieur au flux admissible autoroutier (de l’ordre de 10 fois moindre). Avec même la totalité des usagers qui consentiraient à s’acquitter des 15 euros pour un aller/retour – c’est-à-dire à multiplier par un facteur compris entre deux et trois le coût de leur déplacement quotidien – l’infrastructure projetée resterait démesurément surdimensionnée. La fréquentation de l’autoroute sur la totalité du parcours ne pourra de toute façon concerner qu’une fraction du trafic actuel observé, et le chiffre d’affaire annuel atteindra difficilement les 15 millions. Ce qui, pour un investissement de l’ordre de 200 millions (la part du concessionnaire), reporte le début de rentabilité après les 15 premières années d’exploitation. Ce pronostic, déjà peu enthousiasmant, est pourtant établi sur la base exagérément optimiste d’une inflation nulle sur laquelle le contexte d’instabilité économique, politique et sécuritaire mondial actuel ne permet plus de miser.
La viabilité de ce projet déraisonnablement inadapté ne peut être envisagée que sous perfusion d’argent public qui, de fait, constitue la plus grosse partie (près de 300 millions) du financement total. Les indispensables subventions d’équilibre, allouées au concessionnaire pour pallier l’évident défaut de rentabilité d’exploitation (trop peu de besoin), témoignent de l’inutilité publique de l’autoroute.
A cette inutilité intrinsèque (surdimensionnement inévitable), s’ajoute l’insignifiance des attentes que cette autoroute est supposée satisfaire : un gain de temps très contestable ; le désenclavement d’un territoire qui n’est pas enclavé.
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Depuis le début, le projet suscite une contestation citoyenne. Individus, collectifs, associations, scientifiques, certains élus locaux, n’ont de cesse d’expliquer leur opposition au projet. Tout (ou presque) a été argumenté, quantifié, démontré.
Un argumentaire dûment justifié et conjointement corroboré par une grande diversité de compétences, dénonce un projet « inutile », « dispendieux », « archaïque », « surdimensionné par rapport aux besoins », « sans fondement », « à contre-courant des enjeux environnementaux et de la nécessité impérieuse de sauvegarder les terres agricoles. », « dévastateur et déconnecté de tout projet de territoire », « écocide et infondé », « antidémocratique et antisocial », …
Le Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN) a, de son côté, conclu son rapport du 12 septembre 2022 d’un avis défavorable que tout lecteur peut s’autoriser à qualifier, sans trahir l’esprit du Conseil, d’extrêmement défavorable.
La préservation et la gestion des ressources, des équilibres naturels, et aussi de l’argent public, est devenu aujourd’hui de première nécessité. Nécessité de ne rien gaspiller de ce qui peut nous devenir indispensable, surtout en temps de conflit qui nous interdit tout pari sur l’avenir. Les temps présents ne sont décidément pas à l’artificialisation de centaines d’hectares de terres fertiles. Quand bien même ne pas construire l’autoroute serait une erreur, elle serait rattrapable sans dommage ; mais si ne pas préserver le potentiel nourricier de ces centaines d’hectares était une erreur, elle serait douloureusement dommageable pour bon nombre d’entre nous. Parce que la création de l’autoroute est un acte irréversible, alors que la non-création est réversible de par le champ du possible qui reste ouvert sur le futur ; il est « urgent d’attendre ».
L’urgence est moins à satisfaire le désir de toujours plus de commodité qu’à répondre aux besoins primordiaux. Il est devenu de notre responsabilité à tous d’œuvrer instamment à économiser notre Terre pour ce qu’elle nous garantit de plus précieux, de plus sérieux, de plus indispensable et de plus irremplaçable : les conditions du Vivant.
Les millions que nos gestionnaires en titre semblent curieusement si complaisamment enclins à prodiguer, peuvent trouver sans mal des destinations bien moins inconséquentes. La mise en place d’une unité de production et de distribution de paracétamol serait (parmi tant d’autres exemples) d'un emploi bien plus vertueux de l’argent public. Les laboratoires Pierre Fabre implantés à Castres en ont la compétence. Les pharmacies françaises seraient plus rapidement, plus sûrement et plus durablement approvisionnées depuis Castres–Mazamet via l’actuelle nationale 126 que depuis la Chine avec ou sans une cinquantaine de kilomètres d’autoroute supplémentaires. De plus, ce choix politique marquerait un engagement vers une moindre dépendance vis-à-vis de la production chinoise.
Enfin et Parce que la détermination des oppositions a déjà montré (Sivens 2014, Notre-Dame-des-Landes 2016-2018) l’irrecevabilité de l’inacceptable ; et enfin parce que de par le fait des expropriations et des proximités, des vies seront brisées : la paix sociale (plus fondamentale et de plus grande utilité publique qu’un gain de temps dérisoire ou qu’un désenclavement fantasmé) ne peut être escomptée du côté de la réalisation du projet, mais uniquement de celui de son abandon.
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Simon Mathieu
[1] Sur le plat et à vitesse constante, rouler à 110 au lieu de 130 km/h se traduit par une diminution de consommation d’énergie de 25% [4]. Cette économie d’énergie peut atteindre 50% lorsque la vitesse est réduite de 130 à 80 km/h [5]. Bien sûr la vitesse sur route nationale ne peut être maintenue constante et les reprises de régime après ralentissements sont, elles aussi, coûteuses en énergie. Ce coût, difficile à évaluer parce que très dépendant de la conduite de chacun est cependant négligeable. Sur la cinquantaine de kilomètres de la route N126 dont il est question entre Castres et Toulouse, on peut estimer raisonnablement entre 10 et 15 le nombre de ralentissements qui, pour la plupart, ne conduisent pas à l’arrêt du véhicule. Après chaque ralentissement, une distance moyenne de l’ordre de 200 m est nécessaire pour accélérer le véhicule jusqu’aux 80 km/h de croisière. La distance totale parcourue à haut régime est donc comprise entre 2 et 3 km, c’est-à-dire de l’ordre de 5% des quelques 54 kilomètres que constituent le projet autoroutier. De plus, la résistance de l’air (cause de la plus grosse dépense énergétique) est inférieure pendant les phases d’accélération à celle qui s’oppose au déplacement lorsque le véhicule a atteint sa vitesse maximale. « La majorité de l’énergie dépensée sur un trajet n’est pas liée au fait d’amener la voiture à sa vitesse de croisière, mais bien de l’y maintenir » [4]. Les variations de régime, bien que plus fréquentes sur nationale que sur autoroute, n’affectent donc pas significativement l’ordre de grandeur de l’économie d’énergie : à 80 km/h sur nationale, on consomme environ deux fois moins qu’à 130 km/h sur autoroute.
[2] Résumé à partir de sources disponibles sur le net (Wikipédia et autres).
[3] Jean Faury et Rémi Cazals, « Histoire de Castres, Mazamet, la Montagne », Ed. Privat, p. 201-204, 1992.
[4] David Louapre, https://scienceetonnante.com/2022/08/07/autoroute-110-au-lieu-de-130/.
[5] Calcul effectué dans le même cadre d’approximations que dans la référence [4].