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Billet de blog 3 févr. 2023

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L’université espagnole, victime et vitrine du néo-libéralisme

Dans la tête d’un étudiant en ERASMUS en Espagne : comment le système universitaire espagnol s’est fait engloutir par le néo-libéralisme. Une crise du système universitaire et ses conséquences sur la société espagnole, les étudiant·e·s et leur rapport aux études.

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Etudiant français en licence de sociologie actuellement à l'université de Murcia, impossible pour moi de ne pas m'étonner du fort décalage entre l’expérience française et espagnole de l’université. L’organisation et la qualité des cours diffèrent, mais par-dessus tout le rapport que les étudiant·e·s entretiennent avec l’université et les études. Pourquoi ?

J’ai pu observer ici de manière fortement accrue les problèmes (liés au développement de logiques néolibérales) de l’université française : les étudiant·e·s – pour la plupart – voient seulement en l’université un moyen d’accéder à un diplôme, et au marché de l’emploi. Or, de la sélection au débouchés, le système universitaire espagnol est très inégalitaire, tant socialement qu’économiquement et géographiquement.

En questionnant mes camarades, j’ai commencé à comprendre que cette situation n’était pas apparue ex nihilo en 2008 (même si la crise marque un tournant important), et que - comme toujours – les causes sont multiples et pluridimensionnelles.

Tout d’abord,  il est important de noter que les inégalités dans le secteur éducatif sont présentes – et criantes – dès le primaire et le secondaire. L’existence de communautés autonomes créant dix-sept systèmes scolaires distincts on constate d’importantes différences de niveau (cf. Sanmartín, Olga dans El Mundo, 16.01.2019 : Los contenidos escolares cambiarán hasta un 45% en función de la comunidad autónoma con la « ley Celaá ») ; et le parti de certaines communnautés d’une éducation bilingue anglais espagnol n’aide pas, du fait du niveau médiocre de trop nombreux enseignants, faute de bonne formation. De plus, l’instruction privée connaît un grand succès : les meilleurs établissements du primaire et du secondaire sont majoritairement des écoles privées hors contrat (escuelas privadas) ou sous contrat (escuelas concertadas).

Concernant l’université, la compréhension de son évolution ne peut se faire sans prendre en compte le cadre constitutionnel espagnol : les compétences législatives sont nationales mais les compétences exécutives sont réservées aux communautés autonomes, en résultent des disparités et des absurdités. A titre d’exemple, tandis que la communauté de Madrid (ayant un gouvernement de droite depuis 1995) ne fait rien pour rétablir l’équilibre entre son université et ses écoles de commerces parmi les meilleures du monde, la Catalogne utilise l’argent public pour promouvoir l’indépendantisme (cf. Armora, Esther, « Las universidades catalanas, al borde de la quiebra: el procés agrava la asfixia financiera », ABC, 17.09.2019).

Mais le cadre constitutionnel n’est pas le facteur explicatif principal du désintérêt des jeunes pour l’université, et de l’application de logiques néo-libérales au système universitaire.

En Espagne, l’avènement de l’économie néolibérale suit la fin de la dictature, et cela va en quelque sorte justifier un processus de privatisation de l’enseignement supérieur* caché par la démocratisation de l’université : Tandis que dans l’imaginaire collectif la démocratisation du pays et l’accès à l’enseignement supérieur sont fortement liés, on observe en pratique très peu d’amélioration quant à la place des classes laborieuses dans l’enseignement supérieur.

*notamment dans le cadre des politiques d’harmonisation de l’enseignement supérieur impulsées par l’Union européenne telles que « le Plan Bologne »

Ce qui est créé en réalité, c’est une  « université néolibérale », c’est-à-dire une institution académique à caractère extractiviste, de fast knowledge et de masse. En conséquence, cette université low cost et gouvernée par des logiques mercantiles n’a pas donné lieu à une forte mobilité sociale et à plutôt incité les membres des classes populaires à entrer dans la compétition scolaire, pour qu’ils occupent finalement des postes sous-valorisés.

Face à ce constat, il semblerait que Javier García Fernández (Membre de la direction nationale du Syndicat Andalou des Travailleurs et Travailleuses) ait raison, lorsqu’il pense l’université comme une « escroquerie pyramidale » (estafa piramidal) : « Tu rentres dans un cadre avec des promesses qui te sont faites, et qui ne sont pas remplies, mais tu es déjà dans le système. Le coût pour être entré·e est haut, mais celui pour sortir aussi. Donc tu restes, et tu commences à lutter individuellement. Le système se reproduit, puisque si tu accèdes à la titularisation tu vas ensuite diriger des recherches et formuler ces mêmes promesses qui généreront les mêmes désillusions. Tout cela se déroule évidemment dans un environnement de travail d’extrême solitude et d’individualisme ».

Les conséquences de ce système sur le niveau scolaire espagnol, les perspectives d’avenir des jeunes mais aussi le marché de l’emploi sont nombreuses : Selon le classement de Shangaï, une seule université espagnole se situe au-dessus de la 200e place, et chaque année, la position des universités espagnoles s’affaisse un peu plus. Les étudiant·e·s choisissent régulièrement des « voies de garage » car selon eux le système universitaire espagnol est obsolète, dépassé par la mondialisation et la modernité. De plus, l’Espagne n’échappe pas à l’inflation scolaire (M. Duru-Bellat) et cela se traduit par une course aux diplôme à tout prix, qu’on nomme ici avec humour « titulitis », qui pousse les étudiant·e·s à des trafics de travaux de fin d’année ou de cycle.

Plus concrètement, l’université est sujette à une privatisation toxique et inégalitaire, et ce dès l’inscription. En effet, les tarifs d’inscription ne cessent d’augmenter et varient fortement selon la communauté. Une fois à l’université, les inégalités perdurent : certaines communautés autonomes – qui financent en grande partie ces centres d’enseignement supérieur – ne cessent de couper dans les budgets correspondants (ex : la Catalogne). Enfin, selon les filières les budgets sont différents :  les secteurs académiques ayant une valeur marchande faible (comme les Humanités) ne comptent pas, et la logique néolibérale va même plus loin : de grandes entreprises influencent l’université par le biais du financement des masters et des projets de recherche. Face à ces constats des plus déprimants, il semblerait que des professeur·e·s et des étudiant·e·s veuillent d’agir, mais comment ?

Mener une action aboutissant à un changement de ce système universitaire nécessiterait une alliance des professeurs, des étudiant·e·s mais aussi des autres mouvements sociaux et syndicats, liés à l’université par la bataille pour de meilleurs services publics. L’un des grands mouvements sociaux actuels en Espagne est le féminisme, et il semblerait qu’alors même que ces nouvelles valeurs féministes présentes dans la société émanent des féministes de l’université, cette dernière soit en retard : Ici l’université est un espace radicalement patriarcal accompagné de toute une série de violences de genre. Comme l’explique Javier García Fernández, « on assiste de manière toujours plus aiguë à un scénario très conflictuel entre des jeunes femmes qui réclament d’occuper la place qui leur est due et de vieux hiérarques universitaires qui ne sont pas disposés à perdre cet espace ».

L’université espagnole offre en somme un belle vitrine (et victime) des dérives et conséquences du néolibéralisme : auparavant le fief du progressisme et du travail intellectuel, c’est aujourd’hui une entreprise au sein de laquelle les étudiant·e·s visent l’obtention d’un diplôme pour entrer – laborieusement – sur le marché du travail…

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