Vous avez certainement déjà au moins entendu vaguement parler, et au mieux gardé un souvenir peut-être "plaisant" mais quelque peu mitigé de cette pièce: beaucoup des 25-40 ans l'ont étudiée et parfois même vue au Lycée ...
Personnellement, les 3 interprétations que j'avais jadis eues l'honneur d'aller voir, ayant alors la chance de fréquenter un lycée du centre-ville parisien, m'avaient laissé sur un goût d'amertume. C'est aussi souvent sur un air mi-amusé, mi-abreuvé (sur le mode du "déjà-vu"), que beaucoup de proches ont réagi à la nouvelle que des amis marseillais avaient entrepris de la monter, eux aussi ... Il est vrai que monter cette pièce comporte un risque: malgré toutes les bonnes intentions que puissent se donner des metteurs en scène ou comédiens en matière de "critique sociale", ce qui devrait être un chef d'oeuvre peut facilement se transformer en mauvaise caricature d'une lutte de classes par trop fantasmée, dans sa double-dimension culturelle et matérielle: les 2 bonnes "cruches" et grossières, avides -- mais incapables, car supposées incompétentes -- de prendre la place d'une Madame un peu trop facilement dépeinte en "précieuse ridicule".
Prenant à bras le corps le caractère à la fois relationnel et multi-dimensionnel des identités des êtres sociaux -- y compris lorsqu'ils sont embarqués dans des contradictions de classe portées à l'extrême --, c'est une réalité autrement plus subtile -- et juste -- que propose ici le Groupe Manifeste, résident du Théâtre Les Argonautes de Marseille. De ceux qui les auront vu faire vibrer les planches du Théâtre La Fabrik' (*), rares en ressortiront psychologiquement indemnes. Fruit de 2 années de travail acharné, de ré-ajustements successifs au gré de plusieurs sessions de représentations publiques, le résultat est proprement spectactulaire. Il rend pleine justice tant au génie social de Genet qu'à ses intuitions de mise en scène (cf. "Comment jouer les bonnes ?"). Rarement aura-t-on l'occasion de contempler pareille harmonie entre jeux des corps et fluidité du verbe, entre postures empruntant à l'esthétique de la danse butô (venue du Japon post-Hirochima), et dialogues d'une richesse souvent insoupçonnée. Et qui restituent dans toute leur complexité les voies discrètes -- et parfois inattendues -- de la reproduction ordinaire de l'ordre social (**).
Par un compagnon de route du Groupe Manifeste à ses heures perdues
(*) Chaque jour (jusqu'au 27 juillet inclus) à 22h30, 1 rue du Thêatre (impasse au niveau du 10 route de Lyon, en face de la Porte Saint-Lazare)
(**) En témoigne d'ailleurs parfaitement, avec d'autres mots et un point de vue légèrement décalé, mais néanmoins tout autant d'éloges et d'émotion, cette critique d'un aficionado -- reconnu cette fois -- parue dans La Provence papier ce matin, et reproduit in extenso ici-bas:
LA FABRIK’ THÉÂTRE : "Les Bonnes" de Jean Genet (****)
"Madame est bonne, madame est belle, madame est douce". Oui mais "son bonheur est atroce". Délicieusement odieuse, vêtue d’égocentrisme et coiffée d’une condescendance qui s’ignore, sa bonté "tue". Il faut tuer madame.
Ecrite par Genet en 1947 et inspirée du double meurtre des célèbres sœur Papin en 1933, "Les Bonnes" n’a rien du manifeste social ni du polar haletant. Il emprunte ses codes à la tragédie et renvoie au théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Ce meurtre jamais accompli, les bonnes le fantasment, s’en nourrissent et s’en infectent. Les mots effrénés de Genet emportent les trois comédiens vers des folies qui communiquent, se relaient, se remplacent et se renversent sur un lit de fleurs et de crachats.
Bercés par un refrain du Caruso, les trois corps des comédiens se mêlent et les mouvements inspirés de la danse buto répondent aux spasmes textuels. Jusqu’au sacrifice. Les trois comédiens Nancy Robert, Virginie Comte et Antoine Palazy donnent vie et vitalité à la vision de leur metteur en scène, Francine Eymery. Avec cette création coproduite par le théâtre des Argonautes de Marseille, le jeune Groupe Manifeste imprime sa marque pour son premier Avignon.
Jusqu’au 27 juillet à 22h30. 15/10 euros. 04 90 86 47 81. www.fabriktheatre.fr
Romain CANTENOT
Source: http://www.laprovence.com/article/loisirs/2970869/les-bonnes-de-jean-genet.html