Depuis ce 16 mars 2023, depuis le passage en force d’une décision qui aurait dû être repensée, réétudiée, réaménagée, depuis ce jour-là, j’ai mal. Se réveiller tous les matins la boule au ventre en regardant l’actualité, en prenant anxieusement des nouvelles de nos camarades partis manifester, en découvrant les nouvelles mesures presque fantaisistes prises par le gouvernement, en constatant le mépris du Chef d’État qui n’a pas mentionné une seule fois les violences dont nous sommes victimes depuis deux mois, ces mêmes violences qui sont légitimées par le Ministre de l’Intérieur. D’un côté je me dis que tant mieux, le pays n’a jamais été autant politisé et les consciences se font plus acérées. Pourtant, aucun dialogue ne semble être proposé. Les manifestants sont perçus comme des monstres vicieux, ayant soif de haine, de sang et de violence.
Qui pour leur dire qu’en ce premier mai, ce sont des familles, des amis, des enfants, des retraités, des personnes en fauteuil roulant, des danseurs, des musiciens, des mascottes, qui s’étaient rassemblés dans les rues pour demander à ce qu’on les écoute, pour revendiquer ces fameuses libertés que le soit-disant pays des Droits de l’Homme, que nous étudions dans les livres d’Histoire, se devrait de protéger.
La France pleure sa démocratie : nous ne pouvons plus nous exprimer sans avoir peur d’être censurés, se mobiliser sans craindre d’être violentés. Et hier, durant la journée internationale de la lutte pour les droits des travailleurs et des travailleuses, je crois que nous avons franchi un cap. Je n’ai jamais eu aussi peur. Alors que les manifestants s’étaient élancés d’une part et d’autre des tracés, les forces de l’ordre ont coupé les deux têtes de cortège et se sont mises à nous nasser.
La scène était lunaire, digne d’un film apocalyptique. Tandis que de nombreux blocs se retrouvaient bloqués aux abords de Nation, plusieurs groupes convergeaient autour du Triomphe de la République, fumigènes en main, un mélange de détermination et d’inquiétude dans leurs regards, prêts à maintenir leur position en cas de charges policières. Car oui, nous étions dans notre droit, d’être là, et non, ce n’était pas de la provocation. Pour contrer nos slogans et boutades sarcastiques, ce sont des matraques et des bombes de lacrymos dont les CRS se sont armés. Le bal de la brutalité pouvait commencer.
Je suis perchée aux côtés de Marianne, scrutant anxieusement les alentours. Tout est fait pour que nous ne puissions pas nous échapper : chacune des entrées de la place sont bloquées. À pied, en voiture et à moto, ils nous cernent. Ils sont casqués, boucliers et aérosols au poignet, et j’essaye de comprendre quelle menace peut bien représenter cette bande de jeunes en jeans et t-shirts qui s'époumonent de part et d’autre. “Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous”. Voilà ce qui déboussole le gouvernement, les forces de l’ordre, voilà la raison pour laquelle nous sommes considérés comme dangereux. Le peuple est souverain. C’est alors qu’une salve de bombes lacrymogènes s’abat sur nous. On m’entraîne par la main, et au bout de quelques mètres je m’effondre. Je ne vois plus rien, l’air ne passe plus, tout brûle. J’entends des détonations, des cris, des pas lourds sous le poids de l’uniforme. J’ai mal, qu’est-ce que j’ai mal. J’ouvre péniblement les yeux. Mon ami me verse des gouttes de sérum, et c’est dans un mélange de solution pharmaceutique et de larmes que je vois un jeune se faire tabasser à nos côtés car il ne s’est pas décalé suffisamment rapidement quand la police a voulu passer. Une vingtaine de minutes s’écoule, nous sommes dans le quartier et suivons un char de la CGT dont l’animateur tente tant bien que mal de nous remonter le moral. C’est alors qu’une bombe de désencerclement tombe à nos pieds, nous déchirant les jambes et les pieds. Nos corps sont méprisés, souillés. Je vois d’ores et déjà les prochaines prises de parole des membres du gouvernement qui condamneront les violences inacceptables commises par les méchants manifestants. Et demain je vais devoir retourner au travail, comme si de rien n’était, physiquement et moralement cassée, me demandant quand est-ce que tout cela va cesser, quand est-ce que le gouvernement se décidera à prendre soin des Français et à les protéger… J’ai mal à ma France.