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Un sondage IFOP a récemment défrayé la chronique. Supposé présenter l’état des lieux de l’Islam en France, aussi bien le commanditaire, une revue qui pourrait avoir des liens avec les Émirats Arabes Unis, que les nombreux biais méthodologiques dont on l’accuse on fait couler beaucoup d’encre. Ce n’est pas de ce sondage dont nous désirons parler, mais d’une série de deux autres, précédemment réalisés par l’IFOP et consacrés quant à eux à l’antisémitisme, son étendue, ses différentes formes et son évolution.
Chez Sleeping Giants, nous sommes particulièrement attachés à deux points : les données fiables, mesurables, qui donnent une indication incontestable d’un fait ou événement, et le sens des mots, leur détournement et leur abus. Le thème de ce sondage est l’antisémitisme, mais notre analyse aurait pu porter sur n’importe quel autre sondage, traitant par exemple de l’islamophobie ou LGBTQphobie. Ce sont les chiffres énoncés par la ministre qui nous ont surpris et nous ont décidés à en retrouver la source.
S'il y a bien un domaine dans lequel les données doivent être solidement établies et où l'expression "les mots ont un sens" est appropriée, c'est celui de l'enquête d'opinion. Une grosse partie du travail d'un institut de sondage consiste à formuler des questions claires, avec un vocabulaire choisi, qui seront comprises de la même façon par tout le monde et n'introduiront pas des biais pouvant fausser les résultats et l'analyse qui suivra.
En septembre 2024, AJC Paris (branche française de l’association juive américaine) et Fondapol (think tank très à droite) mandatent l'IFOP pour réaliser une "radiographie de l'antisémitisme en France"
Dans le contexte troublé que l'on connaît, la première des choses aurait dû être de définir précisément le terme antisémitisme. Si on est tous d'accord que critiquer une décision du gouvernement israélien ne relève pas a priori de l'antisémitisme, les limites parfois floues entre antisionisme et antisémitisme, critique et agression, opposition et discrimination devraient être clarifiées en amont.
S'il nous fallait pour notre part, définir l’antisémitisme, nous dirions qu’il s'agit d'une essentialisation et d'un comportement hostile ou discriminatoire dirigé envers une personne du fait de sa judéité réelle ou supposée.
Dans ce contexte, les formulations des questions du sondage doivent être irréprochables, afin de séparer clairement les propos/actes/préjugés antisémites de l'opposition aux actions du gouvernement israélien, à leur critique ou aux avis de la personne sur une situation politique en général.
Une question de ce sondage précise un peu le sentiment des sondés mais brouille la définition :
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Si les propositions 1,2 et 5 entrent clairement dans le cadres de l'antisémitisme, les 3 et 4 posent problème.
Menacer quelqu'un, le bousculer ou avoir un comportement agressif est condamnable, parfois répréhensible, mais n'est pas en soi antisémite même si le motif en était des positions vis-à-vis d'Israël.
L'auteur du sondage semble être parti du postulat que l'opposition à la politique d'Israël avait un caractère intrinsèquement antisémite, ce qui n'est pas le cas.
Quoi qu'il en soit, on peut retenir que dès qu'il s'agit de menaces ou de violence physique, 3% de la population les considèrent acceptables (12% si on inclut "inacceptable mais compréhensible"). Retenons ce chiffre pour la suite.
Arrive alors la question la plus problématique du sondage :
Question : “Des Français Juifs sont pris à parti en raison de leur soutien réel ou supposé au gouvernement israélien. Comment qualifiez-vous ce comportement ? (Tout à fait justifié / Plutôt justifié / Plutôt pas justifié / Pas du tout justifié )”
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Dans cette question, rien ne va. D'abord, elle commence par une affirmation, conduisant la personne interrogée à se remémorer un cas concret se rattachant à la question, la spécificité de ce cas pouvant alors influencer sa réponse. Il manquerait dans la question un “Si” ou “Lorsque” qui lui donnerait la portée générale qu’elle est censée avoir.
Ensuite, "pris à partie" (avec une faute) est pour le moins ambigu. D'après la définition couramment admise, il s'agit d'une opposition verbale, une hostilité dans les échanges n'allant pas jusqu'à l'insulte ou la violence.
Mais les définitions varient. Dans les pages “langue française” du Figaro, on pourra trouver :
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Définition de “prendre à partie” par le Figaro
D’autres sources, comme le TLFI, n’excluent pas la possibilité de confrontation physique :
« . Au fig. Prendre qqn à partie. Imputer à quelqu'un le mal qui est arrivé et, p.ext., s'en prendre violemment à quelqu'un, l'attaquer (souvent verbalement ou par écrit). »
Ce sens étendu est souvent utilisé par certains journalistes pour décrire une bousculade hostile voire une agression physique.
Mais personne n’est en mesure de définir précisément le sens de cette expression dans le cadre de la question de l’IFOP.
Vient ensuite le "soutien réel ou supposé", qui aurait mérité deux questions séparées. Si le soutien est supposé pour la seule raison que l'interlocuteur est Juif, il s'agit alors d'un motif antisémite, même si l'échange est sans violence. Si le soutien est réel, rien ne dit que la réaction n'aurait pas été la même envers une personne non juive.
Il aurait fallu, à défaut de formuler la question différemment, poser également la question : "Des Français non juifs sont pris à parti en raison de leur soutien réel ou supposé au gouvernement israélien. Comment qualifiez-vous ce comportement ?" afin d'évaluer par différence le rôle de l'antisémitisme dans la réponse.
Enfin, les réponses globales (21% de "justifié" ou "plutôt justifié"), comparé aux 3% qui valident les violences physiques dans les questions précédentes, prouvent que les personnes interrogées n'ont pas considéré que "prendre à parti(e)" signifiait "s'en prendre physiquement"
Et c'est là, sur cette question ambiguë, que n'importe quel institut de sondage sérieux aurait considéré inexploitable, que tout dérape.
La même question (avec la même faute d’orthographe) est ensuite reprise en septembre 2025 par le CRIF qui commande un nouveau sondage. Dans celui-ci toutes les questions portant sur les préjugés antisémites disparaissent au profit de questions sur la reconnaissance de l’état de Palestine, alors que l’étude conserve l’intitulé de “radiographie de l’antisémitisme” !
La question est dans ces deux études résumée par l'IFOP par "Le sentiment qu'il est justifié ou non justifié de s'en prendre à des Juifs en raison de leur soutien à Israël”.
Pour l’IFOP “prendre à partie” devient “s’en prendre”, tout aussi vague puisque “s’en prendre physiquement” existe, et le soutien au gouvernement israélien devient “soutien à Israël”, donc à la nation et non aux actions perpétrées par son gouvernement.
C’est ensuite sur “Le Point” qu’on retrouve la question, tronquée et déformée, avec une conclusion sans nuance :
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Oublié le soutien “réel”, oublié, le fait qu’il puisse s’agir de confrontation verbale, les personnes ayant répondu à cette question par “plutôt justifié” sont directement qualifiés d’antisémites.
Le pas suivant, ajouter “physiquement” à la question déjà travestie, sera franchi allègrement.
D’après nos recherches (mais nous pouvons nous tromper), le premier à déformer la question en parlant de “s’en prendre physiquement” est Dominique Reynié, directeur de Fondapol, le think tank qui a commandité l’étude. Il aurait pourtant dû être particulièrement bien informé de la formulation des questions. Ou est-ce volontaire, pour exacerber l’angoisse et la peur ? Le but du sondage était-il de faire un état des lieux ou de confirmer ses propres préjugés ?
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Cette fausse information sera ensuite reprise par Aurore Bergé, le 12 novembre 2025 sur CNews. La lutte contre l’antisémitisme n’a pas besoin qu’on force le trait, qu’on déforme ou qu’on mente. Au contraire, ces exagérations et entorses à l’éthique desservent profondément la cause qu’elles étaient censées soutenir.
Dernier développement, les IA, utilisées par beaucoup comme le fact-checkeur ultime, le juge suprême de la vérité vraie, considèrent déjà la fausse interprétation comme la réalité. Ainsi, Grok, l’IA tendance néonazi d’Elon Musk, interrogée sur la réalité du chiffre, répond :
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D’un ton assuré ne supportant aucune contestation, ce qui est le propre des IA même lorsqu'elles n’ont aucune idée de ce dont elles parlent, Grok invente donc la “formulation exacte” (sic) de la question pour correspondre à la fake news diffusée par Aurore Bergé. Et personne, ou presque, ne prendra la peine de vérifier.
L’ère de la post-vérité a commencé, et l’avenir s’annonce difficile.