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Billet de blog 16 novembre 2024

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Bolloré va-t-il écraser l’Arcom ?

L'Arcom, c'est fini ? Le broyeur médiatique du milliardaire breton va-t-il avoir raison de l'autorité de régulation chargée de lui rappeler ses obligations ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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© Sleeping Giants France


Le propriétaire de Canal+, CNews, C8, Europe 1 ou du JDD semble avoir les coudées franches pour procéder à toutes les outrances, la mésinformation et les manipulations au profit de son idéologie catho-fasciste.

Nous ne sommes ni journalistes, ni politiciens, nous n'avons pas nos entrées dans les institutions, et ne pouvons donc pas connaître les pressions qui ont joué, les tractations qui ont eu lieu et les mémos qui ont circulé. Mais il s'est passé quelque chose. Et voici, de l’extérieur, ce qu’on a pu en voir.

L’Arcom, c’est quoi ?

L'Arcom a succédé au CSA en 2022. L'Arcom, c'est l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. Elle attribue notamment les canaux hertziens de la TNT aux chaînes à qui elle fait signer une convention. Cette convention liste les droits et les devoirs de la chaîne en décrivant précisément ce qui est permis ou pas. Comme tous les éditeurs de services audiovisuels, Bolloré a signé une telle convention pour CNews et C8, dans laquelle il est notamment spécifié qu'une chaîne d'information ne peut pas être une chaîne d'opinion, que son indépendance éditoriale doit être assurée, qu'elle doit respecter le pluralisme politique (et les temps de paroles des personnalités, surtout en période électorale), faire entendre les opinions contradictoires sur les sujets polémiques,  s'attacher à respecter et à promouvoir la diversité des cultures et des religions.

En cas de manquement, et selon sa gravité, une réponse graduée sera alors appliquée. Cela peut être un simple courrier adressé à la chaîne pour l'inciter à la vigilance, un rappel à l'ordre, une mise en garde, une mise en demeure, jusqu'à la sanction financière, la privation de publicité pendant une période, ou même la coupure d'antenne et la révocation de la convention.

2019 - Montée en puissance

Jusqu'alors peu actif, le CSA s'est vu contraint à regarder de plus près le contenu des chaînes Bolloré, qui faisaient voler en éclat les termes des conventions signées. La mise en place d'un formulaire Web permettant aux téléspectateurs de signaler les manquements des chaînes à leurs obligations a dévoilé l'étendue du désastre moral que constituaient CNews et C8, et forcé l'autorité à faire son travail.

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© Capture d'écran du site du CSA

Les signalements (saisines) affluent, et les réponses du CSA, puis de l'Arcom nous permettent peu à peu de comprendre les limites et les critères qui permettent à l'autorité de juger de leur recevabilité :

  •  Les faits signalés doivent contrevenir à l'un des points de la convention
  •  Il ne doit pas s'agir de simple diffamation, auquel cas il appartiendrait à la personne visée de porter plainte en justice
  •  Si les propos tenus visent un sujet d’actualité polémique, la tolérance est moins grande 
  •  Si les propos tenus visent une personnalité politique, la tolérance est à l’inverse plus grande
  •  Les propos tenus ne doivent pas avoir fait l'objet d'une contradiction claire sur le plateau

2020 - 2022 : CNews et C8 sur le grill

Lorsque tous ces critères sont présents, la décision de l'autorité de contrôle, qui va de l'intervention jusqu’à la sanction financière, est alors inévitable.

Propos racistes, discriminatoires, infractions aux temps de parole des politiques, désinformation, tout ceci mené sans contradiction sur des plateaux d'un brun monochrome, c'est la ligne éditoriale des chaînes de Bolloré.

De 2019 à 2021 les outrances racistes de Zemmour s'enchaînent. Sur CNews, ce sont les enfants exilés qui seraient “tous des assassins, des voleurs et des violeurs”, ou c'est un chroniqueur qui affirme que “les musulmans se foutent de la république et ne savent pas ce que le mot veut dire”. Sur C8, c'est Hanouna qui insulte un député pour protéger les intérêts de Bolloré ou qui colporte de la désinformation complotiste sur un réseau de personnalités haut placées qui kidnapperaient des enfants pour boire leur sang.

CNews écope de la plus importante sanction financière jamais infligée à une chaîne d'info. 200 000€. Pour des propos ignobles de Zemmour. Ce dernier épuisera tous les recours et ira jusqu'à la CEDH, une institution qu'il honnit pourtant. Sans succès : la sanction sera confirmée.

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© Sleeping Giants France

 Ceci n'empêchera pas la chaîne de maintenir le "polémiste" à l'antenne, malgré la fuite des spots publicitaires autour de son émission, malgré les sanctions qui s'empilent. Jusqu'à ce que Bolloré transforme Zemmour en présidentiable, le pousse à se présenter et qu'il explose en vol, avec 7% des voix.

Au-delà des sanctions financières infligées par l’Arcom, CNews est également condamnée en justice pour des propos tenus à l’antenne : provocation à la haine raciale puis diffamation publique (envers la députée Danielle Obono). Sa condamnation en première instance pour des propos de Zemmour visant les personnes homosexuelles sera quant à elle annulée en appel.
Triste palmarès, CNews est la seule chaîne de télévision à avoir été condamnée en justice pour racisme depuis 25 ans.

2023 à début 2024 - L’emballement

Tout s'accélère. Le système Bolloré est exposé au grand jour dans les médias et des travaux de recherche. Et c'est effrayant. Le milliardaire mène une bataille civilisationnelle, ses médias en sont les armes. Ses obsessions forcenées de catho tradi contre l'Islam, les immigrés, les progressistes, il les impose au pseudo-comité de rédaction. Les présentateurs et tous les chroniqueurs qui ont remplacé les journalistes, en sont ses porte-voix. La fidélité au boss et à ses idées fixes a pris depuis longtemps le pas sur l'info.

Côté C8 ça finit aussi par se voir. L'idéologie est la même, mais l'emballage, c'est de la trash-tv. Les records explosent : les sanctions chiffrent en millions d’euros, assez pour impacter le budget de la chaîne.

L'Arcom ne peut que le constater : les chaînes de Bolloré, de leur côté, ne cherchent pas à se conformer aux termes de la convention mais à trouver des astuces pour les contourner. Le temps de parole des différentes formations politiques doit être égalitaire ? On diffuse la gauche entre 2 et 4h du matin, en boucle, pour pouvoir passer la droite et surtout l'extrême-droite aux heures de grande écoute.

On se fait prendre ? On fait dérouler l'argumentaire de l'extrême-droite à des personnalités qui ont quitté le parti (ou ont rendu la carte). Et si l'Arcom décide de les comptabiliser également, on passe le relais aux animateurs et chroniqueurs.

Là, nous sommes arrivés début 2024. L'Arcom a le tournis, la tâche devient lourde, des pages entières de sanctions contre CNews et C8 se sont remplies. Les sanctions financières, ordinairement rarissimes, il y en aura 11 depuis début 2023, tous médias confondus. Toutes concerneront les médias Bolloré, 6 pour CNews, 5 pour C8.

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© Sleeping Giants France

Deux ans plus tôt, Reporters sans Frontières avait déposé une saisine exposant l’absence générale de pluralisme sur CNews, ce qui permettrait de combattre l’utilisation de l'ensemble des animateurs et des chroniqueurs comme VRP de l’extrême-droite. Mais l'Arcom avait alors botté en touche et rejeté la saisine, considérant qu’elle dépassait le cadre de ses compétences.

RSF avait alors porté l'affaire devant le Conseil d'État, et en février 2024, le Conseil d'Etat rend son verdict : l'Arcom doit prendre en compte l'ensemble des opinions à l'antenne, pas celles des seules personnalités politiques !

Mi-2024 - Le clash

Obligée d'agir, l'Arcom reconsidère la saisine et sanctionne CNews d'une petite tape sur la main : une mise en garde. Mais on entrevoit le champ de bataille : avec un manque de pluralisme aussi flagrant, aussi constant, CNews va être désossée.

Bolloré passe alors à l'offensive. Il mobilise tous ses médias et ses troupes contre RSF, contre le Conseil d'État, contre l'Arcom. C'est du dénigrement frontal non-stop, la curée, sa meute a senti le goût du sang et ne se contrôle plus. Sur les réseaux sociaux, Bolloré fait entrer en jeu ses milices et ses mercenaires sur tous les fronts : une de ses agences d'influence, Progressif Media, utilise un compte X appelé "Les Corsaires" (créé originellement pour nuire à nos actions) pour lancer une offensive. La méthode employée contre RSF reste la même qu'avec nous : raids numériques menés via mass-mailing ou fabrication d'un faux site aux couleurs de leur cible pour mieux la dénigrer. Ces méthodes sont éventées par RSF et exposées au grand jour, obligeant ces officines à stopper leur action.

On arrive à l'été 2024, et au renouvellement des fréquences TNT. CNews et C8 sont sur un siège éjectable. En toute logique, les deux chaînes devraient perdre leur fréquence, tant elles ont gravement enfreint la convention à d’innombrables reprises.

L'Arcom ne peut plus reculer, et décide de retirer la fréquence à C8. Mais elle abdique pour CNews et, inexplicablement, ne lui retire pas sa convention.

La décision du Conseil d'Etat imposant à l'Arcom de juger globalement du parti-pris de la chaîne semble avoir eu un effet incapacitant. Après cette décision, l’institution n’a jamais clarifié la manière dont elle comptait procéder pour contrôler ce pluralisme, si c’était au téléspectateur de le signaler, et comment.

Face à la puissance de Bolloré et à la menace qu'il affiche, face à la campagne de dénigrement de l'Arcom qu'il mène, l'institution a-t-elle craint pour sa survie ? Certains membres ont-ils été convaincus qu'il valait mieux ne pas persister dans cette voie ? 

Automne 2024 - Petite mort

Les saisines en attente contre CNews qui semblaient pourtant indiscutables sont maintenant massivement rejetées. Et le site de l'Arcom, qui permettait auparavant à chacun de consulter l'objet précis de la saisine et le motif du rejet a été refondu : il ne présente plus que le nom de l'émission et la date et heure de diffusion. Impossible de savoir exactement ce qui a été rejeté et pour quelle raison. Pour celles dont nous avions connaissance, parce que nous avions nous-même visionné la séquence et saisi l’Arcom, les décisions sont souvent incompréhensibles :
- Alors que les insultes d’Hanouna envers un député avaient valu à C8 l’amende record de 3,5 millions d'euros, un député en exercice est insulté par l’ensemble du plateau de CNews, traité de “voyou” et de “racaille importée”. Réponse de l’Arcom : “les propos tenus au cours de cette séquence,[...] s’inscrivaient dans le cadre d’une polémique politique autorisant par nature une liberté de ton accrue”. Donc, rien, même pas une remontrance. Pour l’Arcom, “petite merde”, “bouffon” et “tocard” valent 1 million chacun, mais “racaille importée” et “voyou”, c’est cadeau

- Sur CNews encore, on nie à une journaliste française le droit de porter un regard critique sur son pays et on l’invite à “retourner” dans un pays étranger uniquement parce que ses parents sont venus d’ailleurs. L’Arcom considère “que les propos ne visent pas un groupe de personnes dans son ensemble et que le présentateur a assuré la maîtrise de l’antenne en contredisant les propos tenus”. En réalité il n’y a pas eu l’ombre d’une contradiction, et on aurait donc le droit d’être raciste si on prend soin de ne s’adresser qu’à une seule personne. 

- Dernier exemple, voici ce que dit l’Arcom : « Le responsable d’un mouvement politique a tenu des propos affirmant l’existence d’un conflit de civilisations dans le monde et sur le sol français, causé par la « civilisation arabo-musulmane » ou « islamique », assimilant Islam et islamisme, affirmant l’incompatibilité totale de l’Islam avec la République, présentant l’Islam comme la matrice de l’antisémitisme et de l’homophobie, et dénonçant les dangers présentés par le « peuple musulman » ou « islamogauchiste » issu de l’immigration. Ces propos ont fait l’objet d’une contradiction appuyée, émanant aussi bien du présentateur de l’émission que du reste des invités, qui ont notamment incité leur auteur à les tempérer. »
C’est totalement faux. Aucune contradiction “appuyée” n’est venue tempérer chacun ces propos, dont la gravité saute pourtant aux yeux. Cette saisine a été rejetée !

Une salve de décisions, publiée in extremis pour donner l'illusion que la machine fonctionne encore, démontre pourtant qu'il y a un véritable problème. Il y a une décision pour chaque chaîne, bien rangées, comme les panneaux "10" à l'école des fans. Comme pour éclipser le fait que CNews et C8 devraient concentrer la grande majorité des saisines et surtout des sanctions. De la poudre aux yeux pour lisser les statistiques, tout en faisant profil bas face à Bolloré. Une surcompensation face aux accusations de partialité.

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© Sleeping Giants France

Car la nouvelle stratégie de Bolloré face à l’Arcom se dessine en observant les faux comptes X gérés par son agence : le compte “Les Corsaires” a commencé à monter des dossiers contre les médias du service public, censés démontrer leur parti-pris “islamo-gauchiste”. Ceci s’accompagne d’appels à des signalements Arcom pour des motifs tellement hors-sol qu’on hésite entre l’ébahissement et le fou rire.

Les intervenants en plateau sont scrutés à la loupe à la recherche de la moindre action ou déclaration, même ancienne, prouvant qu’ils auraient des sympathies “de gauche”. 

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© Capture d'écran du réseau social X

Alors que la quasi totalité des journalistes invités sur CNews viennent de blogs ou journaux d’extrême-droite ou de droite, qu’un ancien leader de parti ultraconservateur y a une émission hebdomadaire, qu’une émission quotidienne a été offerte pendant 2 ans à un futur candidat d’extrême-droite à la présidentielle, que des présentateurs n’ont cessé d’être à l’antenne que pour se présenter sous l’étiquette RN aux législatives, que des chroniqueurs, en responsabilité dans des mouvements d’extrême-droite ont été épinglés par l’Arcom et que la chaîne elle-même est plus proche du tract de Reconquête que d’une chaîne d’info, constater que les nervis de Bolloré épluchent des CV des intervenants sur le service public à la recherche de traces de gauchisme a de quoi faire sourire.

Ignorés, tous les critères de recevabilité de la saisine, le critère d’infraction à la convention ou d’absence de contradiction. Si on saisissait l’Arcom pour les mêmes motifs, il faudrait faire une saisine toutes les 3 minutes d’antenne de CNews.
Les saisines de la Bollosphère via “Les Corsaires” n’ont aucune chance d’aboutir, mais elles s’empilent, et peuvent avoir deux buts : 

  • noyer l’Arcom dans une pléthore de signalements fantaisistes pour la forcer à jeter l’éponge
  • lui faire rejeter un nombre important de saisines concernant le service public, pour ensuite utiliser la statistique comme “preuve” de la partialité de l’institution.

En plus des saisines, l’Arcom est violemment critiquée, décrédibilisée. On jette le doute en direct à l’antenne, on cherche des liens avec le pouvoir ou avec la gauche, on publie les noms de ses membres, on fait monter une pression délétère.

L’institution est accusée d’inutilité, de partialité, d’asservissement au pouvoir, bien que tout ceci soit difficilement conciliable avec des appels à l’utiliser pour signaler des manquements supposés de Radio France ou France Télévisions. Du coup, les “Corsaires” ont depuis quelque temps cessé de dénigrer directement l’Arcom, et un nouveau compte est apparu, qui se charge de ça.

Multiplier les faux comptes, c’est aussi un moyen de faire croire à une mobilisation populaire importante.

Enfin, la pétition montée par C8 et directement destinée à l’Arcom, relayée par tous les canaux Bolloréens, enfonce le clou et s’assure que l’autorité de contrôle ne relèvera plus la tête, voire reviendra sur sa décision envers C8.

Toutes ces attaques sont-elles destinées à intimider l’Arcom ou bien à donner des munitions à des politiciens amis qui la “réformeront” (ou la détruiront) définitivement ? Derrière la prudence désormais affichée par l'Arcom se profile une épée de Damoclès :  cette volonté d’éliminer l’autorité de contrôle est une constante de l’extrême-droite, et plus précisément des régimes fascistes – à commencer par le service public audiovisuel –, l’Arcom, la justice, le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’État, la CEDH, le Conseil d’État, le défenseur des droits, tous sont dans le viseur des extrémistes qui rêvent d’exercer leurs discriminations, leur violence et leur harcèlement sans la moindre barrière.

Et la suite ?

L’Arcom se retrouve maintenant face à un choix qui peut engager jusqu’à sa survie.

Alors même que CNews négocie avec l’Arcom la nouvelle convention qu’on espère plus contraignante et enfin appliquée, deux gros dossiers sont jugés, et aboutissent à d’importantes sanctions financières : au total 150 000 € sanctionnant des outrances intégristes proférées dans l’émission ultracatho de CNews, la veille du vote pour la constitutionnalisation de l’IVG, et une fake news anti-musulmans déroulée par la chaîne pendant une journée entière.
Quel sens donner à cette subite fermeté ? Comment la concilier avec le rejet massif des saisines de ces derniers mois ?


L’Arcom va-t-elle se reprendre et décider de jouer à nouveau son rôle, et même d’aller plus loin ? De faire enfin respecter le contrat signé, d’utiliser les moyens mis à sa disposition pour cela ? La bataille serait sans doute sanglante, face à un Bolloré connu pour ses méthodes brutales et son absence de limites, mais l’avenir des médias audiovisuels est conditionné à ce choix.

Car si l’Arcom se replie sous la menace, essaie de se faire oublier et de ne plus faire de vague, les portes seront alors grandes ouvertes à l’expression sans contrainte des pires désinformations, outrances et stigmatisations, du racisme débridé, des appels au conflit, à la constitution de milices ou à la guerre civile. 

Certains ont surnommé CNews “Télé 1000 collines”. On n’en a jamais été aussi près.

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