Sleeping Giants France (avatar)

Sleeping Giants France

Collectif Citoyen

Abonné·e de Mediapart

21 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 novembre 2025

Sleeping Giants France (avatar)

Sleeping Giants France

Collectif Citoyen

Abonné·e de Mediapart

Au coeur de “l’affaire” Leroy Merlin

Comment un simple message de notre collectif a-t-il pu amener l'extrême-droite à menacer de boycott une enseigne, lui adresser des flots d'injures, mener des raids numériques et des actions devant les magasins ? La tempête médiatique telle que nous l'avons vécue.

Sleeping Giants France (avatar)

Sleeping Giants France

Collectif Citoyen

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Frontières, vous dites ?

Derniers jours d'octobre. Notre collectif parcourt le site du média d'extrême-droite Frontières. Ce bulletin de propagande du RN et de Reconquête s'est spécialisé dans les "enquêtes" orientées, avec comme seuls thèmes l'immigration, l'islam, les étrangers, et les attaques contre tous ceux qui pourraient faire mine de les défendre et qu’il qualifie en bloc “d’extrême-gauche” : la gauche, les ONGs, les juges, et par extension tous ceux attachés à des principes comme l'égalité, la liberté et les droits humains. Ce média fait d'ailleurs l'objet d'une trentaine de plaintes, généralement pour diffamation, suite à ses “articles”.

Sur les pages de sa boutique, outre les casquettes au logo de Frontières on peut trouver un t-shirt reprenant le slogan xénophobe popularisé par le FN/RN dans les années 80 : "On est chez nous" et repris ensuite par les jeunesses racistes de Génération Identitaire (groupuscule aujourd'hui dissous). On peut également acheter, dans la liste des produits dérivés le dogwhistle raciste "Tout le monde sait" ou une allusion bien peu fine à la "remigration", avec un logo "Air Frontières" orné du dessin d'un avion.

Illustration 2

La source d’inspiration de Frontières

Au beau milieu des articles qui suscitent des commentaires racistes, antisémites, haineux non modérés, un membre de notre collectif aperçoit une publicité. Elle a été placée là par la régie Google Ads, et la marque qui a créé cette pub n’est certainement pas au courant de ce placement régi par les algorithmes de la publicité programmatique.

Programmatique, kézaco ?

Pour ceux qui ne connaissent pas le système de la pub sur Internet dite "programmatique", en voici les principes :

La régie (ici, Google Ads) collecte d'une part des sites web (éditeurs) qui veulent gagner un peu d'argent en louant des emplacements pour les publicités au milieu de leur contenu.

D'autre part, des entreprises ou leurs agences de com (annonceurs) confient leurs visuels publicitaires à la régie de Google afin qu'elle les place sur le réseau des sites de ses éditeurs.

Google s'engage à proposer des sites sûrs, dont le contenu respecte ses conditions, et adaptés à l'annonce afin de maximiser le retour sur investissement.

Concrètement lorsqu'un internaute visite un site et clique sur une publicité, l'annonceur verse un petit montant à Google Ads (plus il est déterminé à payer cher, meilleur est théoriquement l'emplacement), et Google retient sa commission et verse un montant un peu plus petit au site éditeur sur lequel la pub avait été placée.

Pour chaque site, l'annonceur ne dépensera généralement qu'entre 0€ (si sa pub n'y est jamais affichée) et une centaine d'euros par an au grand maximum, si elle y est affichée souvent et que les internautes cliquent beaucoup dessus.

L'annonceur ne sait pas a priori où sa pub apparaît. Il ne connaît pas la liste des éditeurs de Google, qui contient des centaines de milliers de sites. 

En quelques clics il peut demander à Google de ne pas apparaître sur les sites porno ou de jeu de hasard mais il n'y a pas de case à cocher pour la xénophobie ou la haine. À la place, Google fournit à tous les annonceurs la possibilité d'inscrire les noms des sites où ils ne désirent pas apparaître dans une liste personnalisée – la liste d’exclusion ou blocklist.

La plupart des annonceurs remplissent cette liste avec des sites conspirationnistes bien connus, diffusant de la désinformation ou politisés à outrance, en gros tous ceux qui ne correspondent pas avec l'image que la marque désire mettre en avant. Mais tenir cette liste à jour est un énorme travail, et il est impossible d'être exhaustif. Les équipes de com l'ajustent donc en permanence dès qu'elles s'aperçoivent d'un trou dans les mailles du filet. Certaines marques ou agences paient un service tiers pour disposer d’une liste d’exclusion toujours mise à jour et de qualité.

C'est là que notre collectif intervient.

Nous prévenons les marques que leur publicité est diffusée sur des sites où elles ne désirent probablement pas qu'elles apparaissent. Nous le faisons poliment et en public, conformément à notre charte éthique. Notamment, ne pas faire plus qu’une alerte par an par annonceur et par média. Tout se passe tranquillement, dans le calme. L'entreprise répond ou ne répond pas, retire la pub ou pas, dans tous les cas nous n'insistons pas et ça en reste là. En 9 ans d'activité, nous avons sensibilisé avec nos alertes d’information des milliers de marques, avons reçu des milliers de réponses positives, et seulement dans une poignée de cas, une polémique a enflé.

C'est le cas pour Leroy Merlin.

La traînée de poudre

Le 31 octobre, nous démarrons l'opération concernant Frontières. Nous alertons les premières marques.

Illustration 3

Quelques centaines de "like" à nos messages, certaines marques répondent, nous remercient, parfois nous confirment retirer leurs pubs de Frontières.

Jusqu'au lundi 17 novembre, où nous publions quelques alertes dont Leroy Merlin, en fin de matinée. Rien d’exceptionnel.

Illustration 4

Capture X (ex-Twitter)

Quelques heures plus tard, Leroy Merlin répond publiquement, annonçant exclure ce site. C’est une bonne nouvelle, et pour notre collectif, c'est un peu la routine.

Illustration 5

Capture X (ex-Twitter)

Vers 16h notre alerte est reprise par un député de LFI qui n'a pas encore remarqué la réponse postée par l'enseigne. Le ton est un peu plus "cash" que le nôtre mais tout reste parfaitement correct.

Illustration 6

Capture X (ex-Twitter)

Nous publions alors, comme toujours, un tweet de confirmation remerciant la marque.

C'est alors qu'Erik Tegnér, le directeur de Frontières, s'empare du sujet et décide de l'utiliser à son avantage. Difficile de connaître l'état des finances de son média, mais le bilan 2024 de la société qui le chapeaute et dont il est directeur montre une perte de plus de 300 000€. Dans la version papier de Frontières, on compte seulement 5 pages de pub payées dans l'ensemble des 600 pages constituant les 4 numéros parus depuis fin 2024.

Cela n’est absolument pas le résultat d’une intervention extérieure : Sleeping Giants France n’alerte jamais les annonceurs du “print” puisqu'il s’agit de placement consenti, l’annonceur sait que sa pub est placée dans le magazine. Simplement, les marques ne souhaitent pas s’afficher dans un média au contenu clivant et extrémiste. De plus, Frontières a été condamné en première instance pour injure raciale en octobre 2025. Pas de quoi inciter les marques à s’y afficher. 

Et avant même que notre collectif entre dans la danse, les pubs Web étaient de médiocre qualité, laissant penser que de nombreux annonceurs et agences avaient déjà exclu le site. Enfin, la mise en place d'une boutique de produits dérivés et les appels incessant aux dons de la part de lui et de son équipe démontrent un besoin pressant confinant au désespoir de diversifier ses sources de financement.

Quoi de mieux qu'une bonne opération de victimisation pour que ses supporters mettent la main à la poche ?

Dans un retournement du sens des mots dont l'extrême-droite est passée maître, il affirme alors que nous aurions harcelé l'enseigne Leroy Merlin et qu’elle aurait "cédé". Et parce qu'elle aurait été harcelée, il lance contre elle une campagne… de harcèlement. L'absence de logique n'a jamais gêné personne du côté de l'extrême-droite, c'est même un marqueur d'identification.

Illustration 7

Capture X (ex-Twitter)

La machine à haine est lancée.

L'embrasement

S'il y a bien deux choses qu'il faut garder à l'esprit quand on considère le militantisme d'extrême-droite en ligne, c'est ceci :

- Ils sont moins nombreux qu'ils ne le paraissent et voudraient le faire croire
- Ils sont mieux organisés et plus proactifs qu'on peut l'attendre. 

Erik Tegnér trouve un soutien massif du côté de ses confrères de la fachosphère. Le JDD consacre un article à l’affaire, sur CNews où il a son rond de serviette, il pourra dérouler son récit victimaire et la justification du harcèlement de masse qu’il organise et alimente à l’encontre de l’enseigne de bricolage. Une opération de boycott se met en place, les insultes pleuvent sur les réseaux sociaux et aussi bien Leroy Merlin que notre collectif en sont la principale cible.

Les quelques expériences passées nous permettent de gérer ça avec une certaine sérénité : après notamment Ferrero et Décathlon (du même groupe que Leroy Merlin) pour leur retrait de l’émission de Zemmour sur CNews, nous savons qu’il s’agit d’un feu de paille et que les annonces de boycott se termineront sans conséquence notable si ce n’est avoir fait parler de la marque.

Mobilisés par Tegnér, ses supporters s’enhardissent. Des députés et personnalités politiques d’extrême-droite lui apportent leur soutien, des militants d’extrême-droite se filment devant des magasins Leroy Merlin en train d’interpeller clients et employés, et rejettent la responsabilité des conséquences sur notre collectif. Persuadés que leur action aura un effet, ils expliquent sans sourcilier que les conséquences économiques seront de notre faute parce que nous les avons poussés à boycotter la marque. Le magazine se félicite de la vague de faux avis sur Leroy Merlin initiée par ses supporters pour discréditer la marque, ainsi que des annulations de commande fantaisistes, qu’ils postent fièrement. Sur le stream de Frontières, un avocat s’emporte et profère ce que nous considérons comme un appel à notre élimination physique, d'autant plus qu'à la lecture des commentaires sur les articles, on note que son public est adepte de violence et d'armes.

Illustration 8

Basé sur une capture de Radio Frontières

Illustration 9

Exemple de commentaire violent, laissé en ligne sur le site de Frontières

Frontières ira même jusqu’à acheter le nom de domaine au nom de notre collectif pour le faire rediriger vers sa page de dons, et s’en vanter. On reste confondu devant une telle puérilité de la part d’un média qui tente à toute force de se présenter comme sérieux. Usurper un nom pour induire les internautes en erreur n’est pas seulement puéril : si la volonté de fraude est avérée, c’est également répréhensible au titre de la contrefaçon.

Un narratif incohérent est poussé par tous les médias d’extrême-droite : la réponse de Leroy Merlin à notre alerte a été vue 23 millions de fois, ils considèrent que 23 millions de personnes la réprouvent. On n’a toujours pas compris comment ils justifient cette pirouette, d’autant plus que ce même message a été “liké” par plus de 51 000 internautes, probablement un record pour un message d’une enseigne de bricolage.
De notre côté, de nombreuses personnes ont pris connaissance de nos actions et affluent dans une vague de soutien qui nous réchauffe, parfois sans réellement connaître nos méthodes et notre souci de communication apaisée. Certains, dans leur désir d’agir que nous respectons, veulent utiliser les mêmes méthodes que Frontières dans un rapport de force. Ce serait prendre les annonceurs en étau entre deux injonctions. Nous ne le souhaitons pas, nous pensons que la décision doit être prise de manière réfléchie et par conviction, pas par coercition. C’est pourquoi nous refusons de communiquer des listes ou d’appeler à une quelconque action de masse, nous ne cherchons jamais le buzz.


Nous nous contentons d’appeler nos abonnés à nous aider à trouver d’autres marques dont la pub passe sur le site de Frontières et à nous les communiquer en privé. Nous savons qu’une action comme la nôtre, pour être efficace, doit être menée sereinement pendant plusieurs mois, voire plusieurs années.

L’incendie est maîtrisé

En moins d’une semaine, l’agitation s’est calmée. Frontières annonce avoir reçu une quantité importante de dons et de nouveaux abonnés. Là aussi on est habitués aux déclarations victorieuses qui s’avèrent ensuite démenties par les faits. 

Notre message à Leroy Merlin comme tous les autres, était respectueux, et la réponse de l’enseigne était sincère. L’appui de personnalités politiques, que nous remercions pour leur soutien, n’a pas emporté et encore moins forcé la décision car postées après la réponse de l’enseigne. Ni la véritable teneur de nos messages ou notre charte éthique, ni la chronologie, facile à vérifier par tout le monde, n’a intéressé l’équipe de Frontières car elle contredisait le délire victimaire qu’elle avait préparé à l’avance pour mobiliser ses troupes fanatisées.

Une pseudo opération de boycott, des milliers de messages de haine et de menace, le harcèlement des employés de certains magasins, des articles dans les journaux et des interviews télévisées, tout ça pour une opération habituelle d’ajustement des paramètres de diffusion publicitaire telle que les entreprises pratiquent tous les jours, et une somme d’argent située entre 0 et 100€. La fachosphère n’a plus besoin de vrai sujet pour créer de l’agitation, déclencher des vagues d’insultes et de haine, et faire parler d’elle.

La victimisation spectacle

L’extrême-droite déforme les faits avec facilité, invente une histoire justifiant ses positions et sa violence, tout en travestissant la réalité d’une initiative citoyenne comme la nôtre qui, rappelons-le, est non seulement légale mais s’appuie sur le principe même de liberté d’expression.

L’absence de contradiction, même par certains médias traditionnels, permet à l'extrême-droite d’installer son discours et sa victimisation spectacle.

Illustration 10

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.