Les noms de nos rues (odonymie) illustrent nos représentations culturelles et les valeurs que la société entend promouvoir. Souvent, ils traduisent aussi des positionnements politiques y compris ceux destinés à symboliser la condamnation d’un régime. Le coup d’Etat au Chili du 11 septembre 1973 a conduit de nombreuses villes françaises à nommer leurs rues Salvador Allende (592 voies) ou Pablo Neruda (206 voies), en hommage aux martyrs de la démocratie chilienne. Dans les années 1980, en réaction à la monstruosité du régime d’apartheid en Afrique du Sud, une nouvelle mobilisation permet de rebaptiser des rues, places, bâtiments ou squares en hommage à l’opposant alors emprisonné Nelson Mandela (352 voies).
Le nom des rues peut donc devenir un outil politique, voire diplomatique. A New-York, en 1984 la New York City Plaza sur laquelle donnait la représentation sud-africaine à l’ONU fut rebaptisée Nelson et Winnie Mandela Corner. Deux ans plus tard à Glasgow, la rue du consulat d’Afrique du Sud est renommée Nelson Mandela Street. Plus récemment en 2016, la Ville de Téhéran rebaptise Nimr al-Nimr une rue jouxtant l'emplacement de l'ambassade saoudienne, du nom de la figure chiite de la contestation contre le régime saoudien sunnite.
La dérive totalitaire du régime de Vladimir Poutine n’a pas échappé à cette « diplomatie de la rue ». En 2018, le conseil municipal de Washington DC votait à l’unanimité une résolution visant à rebaptiser la portion d'avenue longeant l'ambassade russe à Washington en Boris Nemtsov Plaza, du nom du compagnon de route d’Alexandre Navalny assassiné en 2015 à Moscou. En 2020, la commune de Prague fait de même en renommant un square du nom de Boris Nemtsov à proximité de l’Ambassade de Russie.
En réaction à l’atrocité de la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine, les autorités municipales de Vilnius en Lituanie ont renommé la rue sur laquelle est située l’Ambassade de Russie en rue des Héros Ukrainiens : « Tous ceux qui écriront une lettre à l'ambassade devront penser aux victimes de l'agression russe ainsi qu'aux héros ukrainiens » expliquait Remigijus Šimašius, maire de la capitale. Le conseil municipal d’Oslo en Norvège a récemment nommé Place de l’Ukraine le carrefour situé devant l’Ambassade russe. En Lettonie, la représentation diplomatique de Russie à Riga se trouvera désormais sur la rue de l’indépendance de l’Ukraine.
En France, le changement d’un nom de rue relève de la compétence du conseil municipal en vertu de l’article L.2121-29 du code général des collectivités territoriales. Le Conseil d’Etat fixe comme seules limites le respect de l’ordre public et et des bonnes mœurs. Renommer les rues desservant les représentations diplomatiques et consulaires de la Russie en France en hommage à la résistance ukrainienne est donc tout à fait possible. Impuissants pour arrêter la folie meurtrière du dirigeant russe, nous en sommes réduits à faire appel aux symboles. Les sceptiques diront que cela ne changera rien au cours de l’histoire. Les humanistes répondront que face à la barbarie, chaque geste, chaque symbole, aussi infime soit-il, compte.
La Russie dispose en France d’une ambassade à Paris et de trois consulats situés à Strasbourg, Marseille et Villefranche sur Mer.
L’Ambassade de Russie est située boulevard Lannes, à Paris, du nom de ce maréchal héro de la bataille de Montebello inhumé au Panthéon en 1810. Ce grand général de la Révolution et de l’Empire comprendrait certainement que son nom s’efface de ce tronçon des boulevards des Maréchaux au profit des résistants ukrainiens dont le courage émeut le monde entier. A Marseille, le chirurgien Ambroise Paré qui donne son nom à l’avenue qui abrite le consulat russe ne sourcillerait certainement pas à ce qu’on lui substitue un hommage à ceux qui subissent tant de blessures sur le champ de bataille. Enfin, à Strasbourg, Sébastien Brant qui nomme la place sur laquelle est situé le consulat de Russie fut un juriste et poète allemand, humaniste qui projeté dans notre 21ème siècle serait certainement horrifié par la violence de l’agression militaire. Les récents sondages ont montré une condamnation unanime des français de l’agression russe, près des deux tiers des français étant favorables à la livraison d’armes aux ukrainiens. Les riverains affectés par ces changements d’adresses postales devraient donc largement approuver le maigre effort qu’ils consentiraient.
Quatre municipalités pourraient donc, d’un même élan, rebaptiser l’ensemble des adresses des représentations de la Fédération de Russie en France en hommage au peuple ukrainien afin que leur correspondance soit adressée à l’« avenue des héros de la résistance ukrainienne ».