smabile (avatar)

smabile

Avocat, docteur en droit - Seattle Avocats

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 octobre 2023

smabile (avatar)

smabile

Avocat, docteur en droit - Seattle Avocats

Abonné·e de Mediapart

La ZAD, dernier rempart de la légalité

Les travaux de construction de l’autoroute Castres Toulouse ont repris le 16 octobre dernier. Le bitume va bientôt recouvrir terres agricoles, prairies, jardins, vergers et forêts. Pour Clément Beaune, ce projet a été « confirmé systématiquement par le juge ». Fermez le ban, le débat démocratique a eu lieu et les recours ont échoué.

smabile (avatar)

smabile

Avocat, docteur en droit - Seattle Avocats

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est exact, mais comme souvent, les choses sont un peu plus complexes. Un tel projet d’infrastructure fait l’objet de deux décisions, chacune susceptible de recours : le décret de déclaration d’utilité publique d’abord, qui permet d’exproprier les propriétaires des parcelles concernées, et l’arrêté préfectoral portant autorisation environnementale ensuite, validant le projet définitif et autorisant les travaux.

La déclaration d’utilité publique de l’A69, projet né en 1994, est intervenue il y a désormais 5 ans, en juillet 2018. Elle a fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’Etat, compétent en premier et dernier ressort. Par un arrêt du 5 mars 2021, il a rejeté les requêtes des communes et des associations. Il s’agit du seul recours définitivement purgé.

L’arrêté portant autorisation environnementale a, quant à lui, été pris plus récemment, le 1er mars 2023, à l’issue d’un examen attentif du projet définitif par plusieurs instances : le conseil national de protection de la nature a émis un avis défavorable le 12 septembre 2022, tandis que l’autorité environnementale a formulé un certain nombre de réserves dans son avis du 6 octobre 2022. Plus d’un tiers des conseils municipaux consultés se sont également prononcés défavorablement.

Le 7 juillet 2023, un collectif d’associations et de syndicats a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse d’une demande de suspension de l’exécution de l’arrêté du 1er mars 2023 autorisant les travaux. Ce recours a été rejeté par une ordonnance du 1er août. Une seconde requête en référé a été déposée le 21 septembre, rejetée quelques jours plus tard, le 6 octobre, aux termes d’une motivation laconique selon laquelle « aucun des moyens visés ci-dessus n’est de nature, en l’état de l’instruction, à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision contestée. ».

Faut-il pour autant en conclure que les recours sont purgés et que le projet est « confirmé par le juge » ?

La légalité du projet définitif, incluant l’étude d’impact, l’enquête publique et les dizaines d’avis rendus, soit un dossier de plusieurs centaines de pages, a fait l’objet d’un examen sommaire par le seul juge des référés, statuant en juge unique, aux termes d’une instruction de trois semaines pour le premier recours et de deux semaines pour le second. Sous réserve que l’urgence soit démontrée, il n’examine que le « doute sérieux », c’est-à-dire l’erreur particulièrement manifeste. Est-ce suffisant pour apprécier la légalité d’un tel projet vieux de 30 ans faisant l’objet d’une contestation d’ampleur nationale ?

L’inefficacité des procédures d’urgence en matière environnementale est unanimement dénoncée. En 2019, l’Inspection générale de la Justice constatait que « c’est essentiellement autour des obstacles procéduraux en matière de référés administratifs que se cristallisent les difficultés ». En 2021, la Commission des lois de l’Assemblée nationale constatait que les procédures de référés ne « sont pas adaptées aux enjeux écologiques et environnementaux ou font l’objet d’une interprétation trop restrictive », et proposait en conséquence de les réformer. Quant aux avocats, nous sommes de plus en plus nombreux à déconseiller à nos clients d’engager des référés suspension, voués à l’échec.

Rendre justice prend du temps, particulièrement lorsqu’il s’agit d’apprécier la légalité de projets d’envergure au regard d’une multitude de normes de niveau supérieur, en prenant en compte de nombreuses données, rapports ou avis sur des sujets extrêmement techniques. Le récent jugement du tribunal administratif de Poitiers annulant les arrêtés autorisant la création de 15 méga bassines est éclairant à cet égard : il aura fallu près de 3 ans pour que la juridiction rende sa décision.

Les recours en annulation prennent donc du temps, parfois plusieurs années. Ils sont jugés par une formation collégiale de trois magistrats administratifs, éclairée par les conclusions du rapporteur public, quatrième magistrat chargé de proposer une solution en droit au litige. Les jugements dits « au fond » sont souvent à rebours de l’examen sommaire du juge des référés.

Grand contournement autoroutier de Strasbourg, contournement de Beynac ou barrage de Sivens sont autant de projets annulés au fond par les tribunaux administratifs après que le juge des référés ait rejeté les « référés suspension » déposés en urgence. Dans le premier cas, l’ouvrage illégal quasiment achevé a été maintenu. Dans le second, le département de la Dordogne a été condamné à déconstruire un pont et à remettre en état des travaux devenus rétroactivement illégaux. Dans le troisième, la « zone à défendre » au sein de laquelle Rémi Fraisse a trouvé la mort sous les grenades de la gendarmerie a permis de stopper les travaux, déclarés illégaux par le tribunal administratif de Toulouse deux ans plus tard.

Dans l’affaire du contournement de Beynac, la précipitation des élus locaux, soutenus par l’Etat, conduit le département de la Dordogne à assumer une perte de 20 millions d’euros de dépenses déjà engagées, à laquelle s’ajoutera une somme d’au moins 12 millions pour déconstruire l’ouvrage. Ce gaspillage d’argent public aurait pu être évité en attendant le jugement au fond du tribunal administratif et en reportant de quelques mois le commencement des travaux. Certains élus se précipitent à construire des infrastructures pensées depuis des dizaines d’années pour espérer pouvoir les inaugurer au cours de leur mandat, et en tirer profit électoralement. Mais est-ce conforme à l’intérêt général ?

Pour l’A69, les sérieuses réserves émises par plusieurs organismes, au premier rang desquels l’Autorité environnementale, l’avis défavorable du conseil national de la protection de la nature et celui de 12 communes concernées par le projet ne méritent-ils pas un débat judiciaire digne de ce nom pour trancher des positions divergentes ?

Ce n’est pas le choix du gouvernement, pressé d’engager des travaux sans attendre qu’une formation collégiale de magistrats juge de la conformité du projet par rapport à la loi. Que ferez-vous Monsieur Beaune, si le tribunal administratif de Toulouse vous donne finalement tort dans quelques mois ou années ? Vous serez probablement parti vers d’autres fonctions, incapable alors d’assumer les conséquences de votre précipitation et de votre entêtement. Les arbres coupés, les prairies bétonnées et les champs saccagés ne pourront, eux, être réparés. Les travaux seront certainement trop avancés pour revenir en arrière, exerçant ainsi une pression supplémentaire sur les juges.

Le juriste que je suis peut alors rêver qu’une zone à défendre se dresse et qu’une foule joyeuse fasse reculer les pelleteuses, le temps que la justice soit sereinement rendue. Et si les écureuils suspendus dans les arbres, rejoints demain par des zadistes venus de l’Europe entière, n’étaient pas, malgré eux, les vrais défenseurs de la légalité, de l’intérêt général et de l’état de droit ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.