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Billet de blog 26 mai 2023

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Chroniques d'une contractuelle

Ce billet vous propose de découvrir en quelques épisodes, les tourments, (et les joies), de deux années d'expérience en tant que contractuelle dans l'enseignement secondaire, public et privé. Tout un programme ! Premier épisode : recrutement et découverte.

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C'est à l'invitation à prendre la plume de René Chiche dans La désinstruction nationale, une non-assistance à une jeunesse en danger (2019) pour compléter par nos témoignages le récit des trop nombreuses misères dont sont accablés les enseignants aujourd'hui que je réponds par ce témoignage. Dans le contexte actuel, où la nécessité d'un éveil des consciences se fait primordial et urgent, je voudrais, en propos liminaire, citer ce passage qui clôt Le retour au meilleur des mondes d'Aldous Huxley, publié en 1958 :

« Les anciens dictateurs sont tombés parce qu'ils n'ont jamais pu fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à leurs sujets ; ils ne possédaient pas non plus un système vraiment efficace de manipulation mentale. Par le passé, libres penseurs et révolutionnaires étaient souvent les produits de l'éducation la plus pieusement orthodoxe et il n'y avait rien là de surprenant. Les méthodes employées par les éducateurs classiques étaient et sont encore extrêmement inefficaces. Sous la férule d'un dictateur scientifique, l'éducation produira vraiment les effets voulus et il en résultera que la plupart des hommes et des femmes en arriveront à aimer leur servitude sans jamais songer à la révolution. 1»

Achevant la lecture de l'ouvrage La désinstruction nationale, je partage son constat et le bilan qui a été dressé à l'aune de trente années d'expérience. Pour ma part, il me fallut seulement quelques mois (18) d'enseignement dans le secondaire, collège et lycée, privé et public pour en faire un similaire, jusque dans les moindres détails. Les dysfonctionnements, les aberrations, les gestions managériales, les diverses et très nombreuses atteintes au bon sens, pointés et relayés dans cet écrit, sont extrêmement patents et ce même en un temps limité. Je dirais même que la diversité d'établissements, de directions, de collègues, de « communautés éducatives », d'élèves d'extractions sociales les plus variées que je fus amenée à rencontrer me donnèrent un certain surplomb et un large aperçu de cette grande machine qu'est l'école républicaine aujourd'hui.

Titulaire d'une Licence LLCE en italien, d'une double maîtrise en Lettres modernes et Recherche en littérature italienne, et d'un Master 2 en Traduction Littéraire et Édition Critique, je fus amenée en 2018 à remplacer une amie qui laissait un poste vacant en italien. Je précise que je n'avais jamais nourri de velléités d'enseignement particulières, je saisis néanmoins l'occasion au vol de me faire une petite idée de cette réalité dont j'ignorais à peu près tout.

C'est donc en un vendredi de début de septembre que je passai un rapide entretien en guise de recrutement pour une année scolaire durant lequel le directeur d'établissement (dont je reparlerai par la suite) m'annonça qu'il s'agissait de cours à dispenser à six(!) niveaux différents, soit de la cinquième à la terminale, accompagné d'un très détendu « cela va bien se passer » pour me mettre le pied à l'étrier. Je me retrouvai ainsi devant mes classes le lundi suivant avec une certaine appréhension qu'il est aisé de deviner.

N'ayant jamais enseigné, je dus honnêtement faire appels à mes souvenirs d'apprenante de langues étrangères, qui heureusement sont abondants. En effet, outre l'italien, que je connais à un niveau universitaire (mais également par mes origines familiales), j'appris, en plus des langues obligatoires du cursus secondaire (anglais et espagnol), le grec moderne à l'université d'Athènes, et depuis quelques mois, l'hébreu moderne. Ayant toujours eu de très bons professeurs de langues vivantes, et me souvenant parfaitement des attitudes pédagogiques, des rythmes de travail, des types d'exercices et des supports sur lesquels j'avais étudié en tant qu'élève et qui m'ont permis d'avoir aujourd'hui les connaissances qui sont les miennes, je pus très rapidement mettre en place mes propres cours avec un certain enthousiasme et un vrai plaisir qui m'étonnèrent moi-même.

Je ne tardai pas à me rendre compte des immenses difficultés que rencontraient les élèves, non seulement en italien, mais également en français, l'une étant bien sûr le corollaire de l'autre. Je réalisai ainsi que leur rapport à l'écrit était plus que problématique, que des élèves de quatrième (issus pour la plupart de milieux non défavorisés) ne savaient pas écrire correctement leur propre prénom, qu'ils ignoraient que les noms propres prennent une majuscule, que recopier une phrase sans faute était prodigieux, mais surtout qu'on leur mentait sur leur niveau réel et que je ne pouvais ni l'accepter ni le cautionner, à l'instar de certains de mes collègues. C'est ainsi que lors du brevet de français que je fus amenée à surveiller au terme de l'année scolaire, je lus un certain nombre de copies d'élèves de troisième. Je fis part de mon affliction à mes collègues de français et réalisai que le déni de ces derniers était proportionné à leur sentiment d'impuissance ou à leur lâcheté, ou aux deux à la fois.

Lors de mes deux courtes années d'enseignement, des élèves m’assenèrent à plusieurs reprises, en guise de reproche, mais que je pris comme un compliment, de « faire de la philosophie » lorsque je demandais un tant soit peu de réflexion sur un sujet de société abordé avec les élèves au niveau le plus avancé. Ils auraient dû normalement être armés pour construire des phrases, certes simples, mais pouvant néanmoins servir à construire un raisonnement si ce n'est complexe, mais a minima un peu élaboré. Au lieu de cela, des élèves de première (soit après cinq années d'étude de l'italien) ont même eu l'outrecuidance de me demander des mots croisés, tels des collégiens de la classe de cinquième -qui en septembre révisent parfois par ce biais les jours de la semaine- ou bien encore s'ils pouvaient prendre le cours écrit au tableau en photo car « c'était trop long (comprendre fastidieux) à écrire ». Le simple exercice de recopiage a atteint pour eux un degré de difficulté qui m'a laissée, à maintes reprises, extrêmement perplexe.

Dans ce petit établissement, regroupant à la fois collège et lycée, dont la direction avait été remaniée depuis peu, je ne tardai pas à découvrir que nombre de mes collègues étaient ou avaient été en grande souffrance. J'appris à demi-mot, au détour d'une conversation au cours de laquelle je commençais à questionner le mode de management de mes supérieurs, qu'une collègue s'était suicidée l'année précédant mon arrivée. L'effroi qui me submergea alors me hanta pendant de longs mois et cette histoire continue toujours de m'interpeller. Cette nouvelle direction ne tarda pas à se révéler également délétère. Les humiliations qu'elle prodigua à mon endroit notamment, ainsi que le doute qu'elle instilla sur ma légitimité morale et intellectuelle ont été pour moi profondément marquants et je vais ici en relater les épisodes les plus saillants.

1 HUXLEY Aldous, Retour au meilleur des mondes, p154.

La suite, demain, au prochain épisode...

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