Deux mois après le début de ce premier remplacement, j'eus le malheur de tomber malade, une semaine. À mon retour, je fus convoquée par la directrice adjointe qui ne s'enquit aucunement de ma santé ou de mon rétablissement, mais me fit remarquer que ce congé maladie était vraiment « très mal venu en début de carrière », et que pareille absence était à proscrire à l'avenir. Je restai interloquée devant cette dame qui arborait à l'accoutumée un sourire perpétuellement figé. À présent, celui-ci avait laissé place à un masque de glace qui ne laissait aucun doute sur la duplicité de mon interlocutrice. J'ignore pourquoi ce terme de carrière avait atterri dans ce bureau à ce moment précis, et je manquai de m'esclaffer tant l'idée que je commençais « une carrière » dans l'enseignement par ce remplacement de quelques mois était lunaire et absurde. Malheureusement, je tombai malade deux autres fois cette année-là, quelques jours seulement et elle se sentit étrangement autorisée à contacter le médecin qui figurait sur l'arrêt maladie, faisant fi du secret médical. Quelle mouche l'avait donc piquée ? En effet, elle avait voulu « vérifier que ce n'était pas pour convenances personnelles » que je m'étais absentée quelques jours, m'avoua-t-elle. Je compris bien vite qu'une suspicion de paresse, de renâclement à la tâche, qu'une présomption de culpabilité permanente planait sur ma tête et qu'il me fallait, en somme, prouver que j'étais légitime et de bonne volonté, cela n'allant manifestement pas de soi. Aucune occasion ne fut manquée pour me rappeler que j'étais indigne du respect que devrait inspirer la profession.
Je devais en payer le prix fort ce jour de novembre 2018, où les prémices du mouvement des gilets jaunes paralysèrent le centre-ville qui faisait partie de mon itinéraire quotidien. Je pris soin de contacter le secrétariat pour avertir d'un éventuel retard en raison de ce blocage intempestif, et arrivai comme prévu quelques minutes après la deuxième sonnerie. Le directeur et son adjointe étaient postés devant les grilles et semblaient attendre, mécontents. Je les saluai comme à l'accoutumée, mais on ne me rendit pas mon salut. Décontenancée, je précisai que j'avais prévenu le secrétariat et que le centre était tout entier obstrué. On ne m'écouta pas et pour toute réponse, on me lâcha un « Allez, allez, dépêchez-vous, les cours ont commencé » grommelé, comme si je n'avais été qu'une simple élève récidiviste. N'étant pas habituée à ce qu'on me parle sur ce ton, et pour de mauvaises raisons de surcroît, je profitai d'une heure creuse dans la matinée pour faire part de ma circonspection à ce directeur visiblement détendu. Je me vis répondre froidement que je devais « être en mesure d'encaisser de telles remarques. » On ne m'imputait donc ni transgression, ni omission. À nouveau, je n'en crus pas mes oreilles, ma seule impéritie ce matin-là aura été de ne pas être en capacité de me laisser maltraiter. Par ailleurs, quelques jours après cet incident, cela n'empêcha pas la directrice adjointe de me demander d'effectuer pour sa fille qui allait étudier prochainement en Italie, un travail de traduction somme toute assez important (gratuitement, cela va sans dire). Je passai une après-midi entière sur ce travail, et ne fus guère remerciée...
Les cours sur les six niveaux se passaient bien, hormis avec une classe de troisièmes. En effet, au sein de cet établissement que je découvris par la suite être estampillé « le REP du privé », la direction avait trouvé bon de regrouper tous les élèves dyslexiques ou en décrochage scolaire dans cette classe d'italien. On les avait dissuadés d'entreprendre l'apprentissage de l'espagnol ou de l'allemand, l'italien devant être plus aisé à initier que ces dernières au vu de leurs difficultés. Il en résulta un groupe très difficile à gérer, en rupture avec le système scolaire, ne fournissant aucun des efforts attendus puisque l'italien devait s'apprendre sans peine selon ce qu'on leur avait annoncé. Je ne souscris pas du tout à cette politique qui consiste à faire croire aux élèves que l'italien ne requiert ni investissement ni rigueur intellectuelle. La langue de Dante nécessite a contrario et comme toute langue, un apprentissage rigoureux, régulier, voire quotidien, une vraie discipline et un vrai travail de mémorisation important, ce dont n'étaient plus capables ni disposés à fournir ces élèves. Je cherchai très vite à joindre quelques-uns des parents de ces enfants en difficulté et somme toute assez agités. Je ne reçus aucune réponse à mes sollicitations écrites et demandes de rendez-vous. Lors de la première réunion parents professeurs, il y eut un quiproquo dans mon emploi du temps, ce qui me fit arriver malencontreusement deux heures après l'heure prévue. Ces parents que je sollicitais depuis des mois pour un rendez-vous ne manquèrent pas cette fois d'envoyer un email rageur à la direction en précisant que je n'étais « pas là ». Ils ne manquaient pas d'air ! Je fus convoquée le lendemain et on m'annonça que les parents « étaient déçus ». Or, c'est moi qui avais toutes les raisons d'être déçue en réalité. L'administration se révélait clientéliste, les parents capricieux. Il y aurait beaucoup à dire à propos des parents, certains se sentant légitimes à donner leur avis sur mes cours, ceux-ci comportant trop d'oral ou à l'inverse trop d'écrit... Afin de « m'aider » dans cette gestion de classe un peu chaotique, il fut décidé, sans trop me concerter, que la directrice adjointe interviendrait dans la classe. On donna la parole uniquement aux élèves qui se révélèrent d'une absolue mauvaise foi et je n'eus pas voix au chapitre. Cette intervention très humiliante ne servit in fine qu'à maintenir le statu quo.
Je terminai tant bien que mal cette année sous anxiolytiques. J'étais loin d'être la seule dans ce cas. La fin de l'année approchant, tout l'établissement reçu un email d'une collègue de français, écrit très tard dans la nuit. Elle craquait, elle n'en pouvait plus, et voulait le faire savoir. Cela faisait déjà un moment que je constatais avec effarement sa mine défaite et son absence croissant d'enthousiasme. Et quid de cette enseignante qui s'effondra en larmes à la rentrée, car à nouveau son emploi du temps avait été constitué sans tenir compte de ses contraintes familiales ? Le mal-être était prégnant.
L'année suivante, on me proposa un poste dans autre établissement privé de la ville et quelques heures dans un autre encore. Lorsque je découvris l'emploi du temps, je n'en crus pas mes yeux. Je disposais de dix minutes pour ranger mes affaires, répondre aux éventuelles questions d'après cours, traverser toute l'agglomération et être présente devant d'autres élèves. C'était évidement impossible, ce que je ne manquai pas de faire remarquer aux administrations respectives. On me répondit que d'autres le faisaient et que j'étais, par conséquent, censée accepter des conditions de travail analogues. Il en était hors de question. J'abandonnai le poste sur le champ.
La suite, demain, au prochain épisode...