Elle revenait de la Grand Place, moment le plus paisible car la fatigue de la marche suscitait un abandon du corps et de l’esprit, rare et libérateur. Son regard ne se posait jamais. Il valait mieux ne pas voir, ne pas sentir, ne pas s’arrêter. Elle marchait sous le pont assourdissant de la circulation du périphérique, se laissait emporter par la pente descendante de la route, elle courait presque jusqu’au prochain tournant. Dans son esprit recommençait déjà la danse de Wang Yabin…
Dans le noir de la rue de Belle Vue, elle poursuivait son chemin sans éviter les feuilles humides encore des dernières gouttes de pluie, dans une sorte d’apnée de la présence. Elle se rêvait invisible, silhouette fugace parmi d’autres silhouettes. Il fallait suivre la courbe d’un long mur, d’un côté suintant de la graisse des moteurs et de l’autre vibrant encore de la course stridente des trains et de leurs freins.
Voilà Fives, un quartier que la municipalité de Lille voulait parer d’une culture ouvrière chaleureuse, populaire ; mais aucun habitant ne prenait la peine de jouer cette comédie du folklore. Ce lieu n’invite à la promenade. Fives, où les rares passants se dépêchent de rentrer au logis après avoir sorti le chien, fuyant les mauvaises rencontres et circulant comme des ombres fautives sur les trottoirs sales, les murs déteints.
Regards bourrus, inquisiteurs, suspicieux, aux aguets, regards absents, transparents, indifférents, regards fermés qui ne veulent ni donner, ni recevoir l’occasion d’une politesse.
Elle passa devant « Chez la famille ». Un jeune homme en sortait avec un sachet plastique rose rempli de sandwichs kebab enrubannés dans du papier aluminium. Une portière de voiture s’ouvrit, il s’y engouffra, l’automobile démarra aussitôt et disparut. Dans la rue du Long Pot, tous les lampadaires étaient éteints. Vandalisme ou panne, il était fréquent qu’une rue entière soit plongée dans l’obscurité. Les phares des voitures surgissaient de temps à autre. Elle hâta encore le pas, le cœur battant.
Trois hommes se tenaient dans l’encadrure d’une porte un peu plus loin. Elle les avait devinés et se composait déjà un visage à la fois indifférent et austère, espérant ne pas attirer leur attention.
_ Jolies lunettes ! , lança l’un d’eux. Elle fit entendre un sourd balbutiement, qui tenait à la fois du remerciement, de l’excuse ou d’un au revoir, et fila sans se retourner.
Elle vivait dans ces rues de Lille. Elle connaissait bien ses voisins : mères revenant de l’école avec enfants et poussettes, gitans qui puisaient l’eau d’une borne de la place Pierre de Geyter, retraités postés sur les bancs (face à la statue ocre d’une improbable écolière soviétique chaussée d’une paire de tennis à scratches), vieil homme et son caniche dérisoire, fillettes à patins à roulettes, adolescents suspicieux, et tous les épuisés de la misère. Les gens se dirigeaient vers le métro, traversaient les rues, avec le même air impassible et résigné.
Encore un jour de ce ciel laiteux. De ce ciel blanc cotonneux qui aspirait les sons. Elle se disait qu’en réalité, elle ne devait pas se plaindre car elle n’aimait pas le grand soleil et elle n’aimait pas non plus le ciel trop dégagé de la Méditerranée. C’était comme croire au Père Noël.
Ici le ciel couvert était toujours hésitant, toujours confus, jamais sûr de lui. Un ciel qui n’assumait rien, qui ne se prononçait jamais, ciel passif, abattu, terne, tamisé, vieux, flou, compatissant.
Lille, la cité du temps détraqué, tantôt en avance, tantôt en retard, jamais à l’heure. Un non-temps qui mêle le passé au présent, garde les traces brouillonnes ; qui fige dans l’oubli les tentatives de rénovation des vieilles usines aux fenêtres éventrées, et aux portes des années trente et d’avant. Le non-temps d’habitants intemporels, aussi : cette femme aux cheveux jaunes, portant un bébé, qui toise sur le pas de la porte les intrus, cette tête d’homme bouffi, à la bouche entrouverte, qui surgit du premier étage d’une maison en briques, et cette vieille Algérienne en robe longue et socquettes multicolores…
Oui, ici tout reste immobile, comme la rue Boldoduc, avec ses beaux portraits d’habitants sur son mur qui se ferme, sans prévenir, en impasse forclose ; comme la rue du Pont de Noyelles qui achoppe brutalement elle aussi, sans issue ; toutes ces rues lourdes de présages, qu’elle aimait bien, quand même.