(Un reportage tout en images de votre envoyée spéciale aux Galeries Farfouillettes)
D’accord, la société de consommation, elle nous a bien eus… On est complètement a-lié-nés. Moi la première. Regardez, qu’est-ce que je fais quand j’ai un petit coup de blues ? Je vais me rincer l’œil devant les vitrines des grands magasins ! C’est-y pas honteux ? Les vraies valeurs, je vous le dis, on les connaît plus. Heureusement, pour nous sauver, y paraît qu’il y a, quelque part en Asie, des purs esprits, qui mangent presque pas, qui dorment presque pas, et qui sont heureux. Et y a aussi les bonzes. Au Tibet, en Thaïlande, par exemple. Eux, ils ont la plénitude du Bouddha à force de méditation. C’est pour ça qu’ils ont jamais froid dans leurs toges oranges. Enfin, c’est ce que je croyais, dur comme fer, encore la semaine dernière, jusqu’à ce que…
Mais avant de poursuivre, permettez-moi cette ultime mise en garde :
Ames fragiles, n’allez pas plus loin ! Oui, esprits juvéniles, idéalistes échevelés,vaillants soldats des insurrections légitimes et bien passées, intemporelles jeunes filles en fleurs qui rêvez encore du prince charmant, et vous aussi, artisans de la mystique moderne (Imams de nos banlieues, trop rares curés de nos campagnes, rabbins de Flandres…), je vous en supplie à genoux, n’allez pas plus loin. Ne dévalez pas cet énième échelon de l’abominable déchéance des temps présents ; ne livrez pas votre âme bienheureuse aux griffes obscènes du démon Cynisme et, pire encore, à celles du fauve monstrueux, le bien nommé, Nihilisme ! C’est pourquoi, si par mégarde, votre regard distrait effleurait un peu plus bas ces lignes indignes, ces images obscènes, eh bien, faites comme toutes les ménagères lilloises at five o’clock : asseyez-vous à une terrasse ensoleillée, si possible carillonnante, et noyez bien vite votre peine dans une Kriek, une Kwak ou mieux encore une Queue de Charrue ! [1
Revenons à nos bonzes. Eux, c’est pas pareil. Ils peuvent pas être aliénés, ils ont leurs temples, l’encens, les offrandes. Ils sont épargnés par la fièvre acheteuse. En plus, ils ont leur philosophie de la vacuité avec ses dix préceptes[2]. Alors, ils ont tricoté eux-mêmes des chaussettes assorties à leur toge et ils se baladent en claquettes. Des héros du "Non à la mode !", quoi.
Or, tout récemment, telle Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé, alors que je promenais non sans élégance mon blues du vendredi soir en lorgnant les vitrines des grands magasins, m’apparurent trois petits moines en robes oranges, claquettes et sac en bandoulière.
Intriguée autant que surprise, je dissimulai aussitôt mon imparable regard de fouine derrière une paire de Ray-Ban [3]des plus bling-bling et je les pris en filature, telle Huggy-les-bons-tuyaux. Je les suivis à pas de loup dans toutes les allées du magasin qu’ils ont empruntées. Cela ne dura guère qu’une quinzaine de minutes et se limita aux stands des marques les plus luxueuses : brève pause devant les montres, légère hésitation aux abords de Gucci…
Avec la mondialisation, même les bonzes finissent par se mettre à l’heure des play-boys italiens, on dirait. Soudain, franc arrêt de la troupe à l’entrée de Louis Vuitton. L’un d’eux, le plus jeune, est missionné en éclaireur aux abords de l’entrée.
Non sans audace, il défie la file des clients qui piaffaient d’impatience et avance, ni vu ni connu, entre les mailles des vigiles. But ! Il est rentré chez Vuitton, le cochon ! Je n’en reviens pas de l’insolence du bougre[4].
Comme les deux autres lui ont déjà emboîté le pas en toute illégitimité, du coup, j’y vais aussi. C’est cool, le bouddhisme, y a pas tous les scrupules de la mauvaise conscience, les remords et autres sévérités des institutions libres, que je me suis dit en faisant la nique au gardien.
Toujours avec un grand détachement professionnel, je furette, parais m’intéresser aux portefeuilles, aux porte-chéquiers, aux porte-cartes… Pendant ce temps mes trois ascètes[5] ne me calculent toujours pas : tu parles, ils sont obnubilés par les valises et les sacs.
Même qu’ils ne perdent pas de temps, y en a un qui sort un passeport thaïlandais, puis une liasse d’euros et il paie tout cash. En moins de dix minutes, ils ont raflé quelques sacs avec les petits motifs que tout le monde connaît et ils ont fini leurs emplettes.
Mazette, si t’as pas vu ces bonzes, t’as rien compris à la vie !
[1] Bières belges, fort prisées dans le Nord.
[2] Nous allons les découvrir progressivement au cours de ce billet. Mais en voici quelques-uns :
* S'abstenir de consommer de la nourriture entre midi et l'aube,
* S'abstenir de chant, de danse et d'assister aux spectacles.
[3] A noter toutefois que les « Pilotes » de Ray-Ban valent bien mieux que la réputation qu’une jeunesse frivole de St-Germain des Prés leur ont décernée récemment du haut de son petit pif embourgeoisé : ces légendaires lunettes doivent leur survie au peuple algérien, qui de Bab –El-Oued à Biskra, les a portées envers et contre toutes les modes européennes, dans les années 70-80... sauvant ainsi cette marque italienne de la faillite. Conclusion : portez des Ray-Ban, c'est rendre hommage aux Algériens.
[4] L’éthique bouddhiste est pleine d’altruisme :
* S'efforcer de ne pas nuire aux êtres vivants ni retirer la vie,
* S'efforcer de ne pas prendre ce qui n'est pas donné,
* S'efforcer de ne pas avoir une conduite sexuelle incorrecte ─ plus généralement garder la maîtrise des sens,
* S'efforcer de ne pas user de paroles fausses ou mensongères,
* S'efforcer de ne pas user de paroles dures ou blessantes,
* S'efforcer de ne pas user de paroles inutiles,
* S'efforcer de ne pas user de paroles calomnieuses,
* S'efforcer de ne pas avoir de convoitise,
* S'efforcer de ne pas user d'animosité,
* S'efforcer de ne pas avoir de vues fausses.
[5] Parmi les grands préceptes bouddhistes :
* S'abstenir de parfums, de cosmétiques et d'ornements,
* S'abstenir d'une haute ou luxueuse literie,
* S'abstenir d'accepter de l'or ou de l'argent.