Billet de blog 21 septembre 2008
"Parfums d'Arménie" à Lille
Samedi soir, je suis allée en Arménie.
Je n’ai pas quitté Lille, certes. Je me suis juste rendue à une soirée organisée par l’association des Arméniens du Nord, « Ararat ». C’était dans un quartier populaire -précisons en passant qu’à mon humble avis, Lille n’est faite que de quartiers « populaires » ! - appelé « Moulins ». Dans cet endroit, des gens originaires de vingt et une nationalités se côtoieraient. Mais hier soir, je n’y ai vu que des Arméniens. L’entrée du spectacle n’était pourtant que de trois euros.
J’ai découvert « Ararat » l’année dernière, grâce à mon amie arménienne (elle n’avait encore pas de papiers) « Arminé ».
C’était en début janvier, on fêtait Noël chez eux. Le déguisement du père Noël était bien sommaire. Je me souviens qu’il portait des chaussettes rouges et une paire de chaussons feutre usés. On avait grignoté des chips et quelques fruits secs, arrosés de « caco-calo ». C’était frugal. Et comme je devais être une des rares personnes qui ne parlait pas arménien, j’ai vite sombré dans une sorte de torpeur que la musique tonitruante ne parvenait pas à dissiper, bien au contraire.
Hier, la soirée avait une toute autre envergure. Arminé, ses deux enfants et moi-même, étions arrivés largement en avance, par l’entrée des artistes. Une vingtaine de danseurs s’activait déjà dans les loges, des valises, des costumes s’entassaient un peu partout. Une femme brune, vêtue de noir circulait parmi eux, vigilante, mais paisible : c’était la directrice artistique de la compagnie de danse « Yeraz » (« Rêve », en arménien), Christina Galstian. Son visage à la peau mate, ses cheveux, ses yeux sombres lui donnaient un air plus marocain qu’arménien, mais son allure altière, son aplomb laissaient deviner une formation académique, dans la grande tradition slave.
Le spectacle qu’elle présentait, Parfums d’Arménie , avait rencontré un beau succès à Paris, il y a deux ans. Une troupe de soixante danseurs avait donné le meilleur d’elle-même pendant deux heures, l’équipe avait bénéficié de solides appuis techniques : un éclairagiste du Théâtre du Soleil avait su mettre en valeur des tableaux somptueux, nimbés de poésie et d’onirisme.
Mais ici à Lille, nous étions dans la salle Concorde. La troupe était réduite de moitié et le spectacle ne durerait qu’une heure. Imaginez une scène sans coulisses, un rideau noir pour tout décor, une grosse enceinte, quelques spots, et vous aurez une idée des conditions mises au service de cette création ! Ces contraintes ne semblaient heureusement pas avoir offensé la fierté de la directrice artistique : Christina Galstian fait partie de ces artistes portés par un engagement humain tel qu’il leur permet de surmonter avec une réelle humilité et une constante motivation beaucoup de situations délicates !
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À vrai dire, la magie a opéré, malgré tout. Les danseurs se sont élancés avec une fougue qui a d’emblée conquis le public.
Parfums d’Arménie est un hommage à l’âme arménienne, exprime un attachement organique à la terre natale. On y évoque les fontaines qui abreuvent, les rivières auprès desquelles on se repose, les végétaux : ce sont, par exemple, des lierres qui enrubannent les corps graciles de danseuses aux tresses infinies, les pétales de fleurs… Les chorégraphies ressuscitent de douces scènes champêtres, d’espiègles amourettes. L’énergie juvénile de gaillards aux torses recouverts d’une peau de mouton, les cris joyeux de la troupe sont communicatifs. Décidément, je regrette qu’il n’y ait pas beaucoup de « Lillois » dans ce public ! Le spectacle est d’une simplicité fraîche et naïve, les costumes sont beaux, une avalanche de couleurs lumineuses, des voiles scintillants, des lancers de pétales, de paillettes, viennent égayer les cœurs alourdis par le chagrin.
Il y en a sûrement beaucoup dans la salle. À côté de moi est assise Alla (sic !), une femme d’une cinquantaine d'années. Elle vit depuis six ans en France. Comme tous les Arméniens ici présents, elle a connu la précarité des logements insalubres, le 115, les Restaurants du Cœur, l’angoisse des files d’attente à la Préfecture… Actuellement, elle partage avec son fils et cinq autres familles régularisées une maison située dans l’agglomération. Elle fait du ménage et garde des enfants. « Je préférerais arrêter les ménages, me confie-t-elle. Je n’en ai plus la force physique. »
Ce soir, nous sommes tous heureux. Il est vrai qu’il y a quelque chose de rassurant dans ce spectacle : chacun renoue avec un passé idyllique, un monde stable et insouciant, que pérennisent les rondes de gracieuses jeunes filles, les danses conquérantes de robustes campagnards optimistes.
Et pourtant, un rappel dramatique avait eu lieu dès le début du spectacle. Un coup de feu avait figé brutalement l’enjouement des premières danses. Le souvenir du génocide s’était imposé. Toute la joie qui allait nous être offerte, toute la vitalité des danses se diffuseraient maintenant en dépit de ce traumatisme originel, le Massacre du peuple arménien.
En fin de soirée, je me suis approchée de Christina Galstian, je lui ai proposé ce bref entretien, qu’elle a tout de suite accepté.
S. : _ Je voudrais que vous parliez votre univers créatif. Je m’intéresse aux danses du Maghreb et du Proche-Orient, et curieusement, j’ai retrouvé dans Parfums d’Arménie de nombreux échos aux questions que je me pose dans ce domaine. Commençons par un thème commun, celui des racines. Vous avez dédié cette création à votre terre. D’ailleurs, on observe dans chacune de vos chorégraphies à quel point cet attachement est fort, vous le communiquez par exemple en évoquant toute une nature, des paysages, on entend le clapotis de l’eau …
C.G. : _ Oui, j’ai vécu 18 ans en Arménie, et je suis en France depuis 18 ans. Je suis à un moment de ma vie très significatif : j’ai une grande nostalgie pour cette terre qui me manque de plus en plus. C’est pourquoi, j’ai éprouvé le besoin de la retrouver dans mes créations.
S. : _ Après cette expérience forte, passionnément consacrée à vos origines, vous est-il arrivé de vous demander : « Maintenant que j’ai tout dit de mon attachement à l’Arménie, comment ne pas me répéter ? Que me reste-t-il encore à exprimer ? »
C.G. : _ Justement, c’est exactement le problème qui se pose à moi en ce moment, et que j’essaie de résoudre. J’ai en effet construit mon spectacle en puisant essentiellement dans les ressources du folklore… même si ce soir vous en avez vu une version abrégée. Nous avons dû supprimer de nombreux passages et mettre en avant des tableaux festifs, des évocations du folklore champêtre car nous ne pouvions pas mettre en scène les tableaux intimistes, plus imaginatifs, qui exigent un éclairage plus subtil.
S. : _ Craignez-vous que ce folklore emprisonne votre imaginaire?
C.G. : _ J’y réfléchis beaucoup. Je sais que mon pays sera toujours présent dans mes créations, il fait partie de moi, mais j’ai aussi envie de parler d’autre chose. En ce moment, je travaille beaucoup autour du thème du départ.
Je pense que je vais élargir l’univers folklorique, grâce à l’intérêt que je porte pour d’autres champs artistiques, comme le théâtre, la poésie. Pour ce qui est de la musique, je n’utiliserai pas que des musiques arméniennes, je procéderai davantage par collages, ou superpositions si vous préférez. Déjà, dans Parfums d’Arménie , le Requiem de Mozart surgit entre deux thèmes. De plus, vous avez sans doute remarqué que l’on entend la voix d’une vieille femme. C’est une rescapée du génocide. Je vais étendre ce principe de superposition, dans le futur.
S. : _ Puisque vous parlez de ce moment qui ouvre le spectacle, cette évocation du massacre, de la mort. Je dois avouer que je commence juste à mesurer ce soir à quel point le génocide est présent dans la conscience arménienne actuelle.
C.G. : _ Oui, c’est un fardeau, c’est un poids. Je ne peux pas ne pas en parler si je veux rester fidèle à la mémoire de mon peuple. Je voudrais aussi que ce génocide fasse partie intégrante de l’histoire universelle. J’ai commencé le spectacle en l’évoquant, c’était incontournable. Mais vous voyez j’ai voulu dépasser le désespoir suscité par ce massacre : la danse s’arrête quelques instants, mais elle reprend, malgré tout. Je voudrais transmettre un message d’espoir, un message positif.
S. : _ Qu ‘est-ce qui vous permet de surmonter ce fardeau, d’une façon générale ?
C.G. : _ Comme je vous l’ai dit la poésie. J’aime des poètes qui ont une faille, une folie, comme Paroujr Cevat. J’aime aussi un poète très sombre, réaliste, aux textes baignés de mélancolie : Vahan Peryan… Il parle beaucoup de la pluie, de l’automne, du sentiment de l’éphémère. Mais j’aime aussi beaucoup la pensée de Sénèque, son aptitude à forger une joie de vivre un bonheur, en dépit d’une hérédité lourde, en dépit du fardeau des générations passées. (elle réfléchit) J’aime les expressionnistes… Et j’aime surtout le cinéaste Paradjanov, vous connaissez ?
S. : _ Oh oui ! C’est aussi pour moi une grande référence. Je l’ai découvert il y a vingt ans, et je l’ai longtemps considéré comme un "père spirituel artistique". C’est vous dire, comme j’apprécie Paradjanov !
C.G. : _ J’ai toujours à l’esprit les danses qui sont dans ses films. Vous savez, j’ai analysé plan par plan chacun d’eux. Je me suis beaucoup inspirée de La couleur de la grenade*, Sayat Nova*, La forteresse de Souram*.
S. : _ Maintenant que vous le dîtes, je perçois mieux une nouvelle dimension de votre travail. Il y a en effet comme des arrêts sur images, qui donnent aux danses une dimension picturale, dans la lignée de l’esthétique de Paradjanov.
C.G. : _ Oui. Je me suis nourrie de son univers. Je vais d’ailleurs bientôt écrire un livre sur lui. À son exemple, je voudrais transmettre une émotion avant tout. Vous savez dans la culture arménienne, la générosité, le partage sont des valeurs très importantes… »
Nous nous quittons. Je pars en pensant à ce cher Paradjanov. Il est mort dans un hôpital parisien en 89, je l’avais appris par la radio, de ma chambre de bonne du treizième arrondissement. Saint Paradjanov ou l’artiste en martyr, un lyrisme flamboyant, enivrant, «El Achik » que ne saurait désavouer la plus ancienne tradition poétique arabe, elle non plus.
* Titres de films de Sergueï Paradjanov.
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