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Billet de blog 26 mai 2010

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Une balade chez les Biffins

J’aurais pu rester dans le Nord et aller à la braderie de Wattrelos, de Zermezeele ou de Fournes en Weppes… Non, ce week-end, j’ai préféré faire deux heures d’autoroute et un petit tour à Saint-Ouen. Je me suis garée rue Gabriel Péri. J’ai pris un kawa, fait une partie de mots fléchés au café Kabyle du coin, et j’ai démarré la balade, en continuant dans ma tête le jeu de devinettes des mots fléchés…

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J’aurais pu rester dans le Nord et aller à la braderie de Wattrelos, de Zermezeele ou de Fournes en Weppes… Non, ce week-end, j’ai préféré faire deux heures d’autoroute et un petit tour à Saint-Ouen. Je me suis garée rue Gabriel Péri. J’ai pris un kawa, fait une partie de mots fléchés au café Kabyle du coin, et j’ai démarré la balade, en continuant dans ma tête le jeu de devinettes des mots fléchés…

En six lettres, dieu grec aux sandales ailées, grande marque française.

Commençons en haut de la rue des Rosiers, c’est le marché Serpette, le quartier des antiquaires de luxe.

À voir le défilé de dames très distinguées et de leurs sacs à mains à 4000 euros (celui de Jackie Kennedy leur plaît bien en général) , il n’y a pas que les antiquaires qui doivent être fortunés par ici. Quand on a des sacs comme ça, forcément on doit s’acheter des meubles de toute beauté. D’ailleurs, les vendeurs qui sont là, ils ont l’air hautement modeste, ils savent être patients. Sont presque impassibles. On dirait pas qu'ils courent après la prime, eux. Y en a un qui mord benoîtement dans un jambon-beurre, l’autre qui sirote un café avec ses voisins de palier. Ils ont la mine sympa et ils répondent à toutes vos questions :

_Excusez-moi, Monsieur, ce canapé noir Chesterfield, il a des boutons en cuivre ou en laiton ?

Je me prends à rêver. Et si je vidais mon deux pièces de tout son mobilier sans caractère pour le remplacer par deux fauteuils d’exception et hors de prix ?

Je passe devant la boutique d’un bijoutier et lorgne les montres, l’une d’elles particulièrement, avec un cadran réversible et un bracelet en autruche… Ah, je me sentirais une autre femme avec deux ou trois bricoles comme ça ! Je me ferais appeler Sofia Jeurgeur-Lecoupre, je vivrais entre New-York, Paris et Londres, je ferais du mécénat, je serais simple, ultra-chic, im-pec-câble, absolument… parce que, de vous à moi, en toute simplicité, n’est-il pas regrettable d’avoir des goûts d’aristocrate et de vivre dans un quartier populaire ?

Bah, passons à autre chose. De toutes les façons, c’est la classe naturelle qui compte au final.

En cinq lettres, nom d'un rappeur français, davantage connu pour ses provocations verbales sur internet que pour sa musique.

Je m’éloigne peu à peu du temple de la pièce unique et de la belle qualité, et je traverse le deuxième marché, celui de la société de masse et du toc. Partout, musique rap à gogo, ambiance sandwich-merguez, stands de tee-shirts à l’effigie de Morsay[1] le « truand 2 la galère », pendentifs et piercings en acier, badges, Algérie, Maroc, etc, fausses baskets, faux denim... Sans oublier le boniment des joueurs de bonneteau à l’affût du badaud naïf.

On a souvent glosé sur la cohabitation des deux marchés de Saint-Ouen, cohabitation « improbable, mais qui se passe à merveille », répète-t-on, c’est possible mais le contraste est réel et les techniques de vente s’opposent radicalement : d’un côté, des vendeurs patibulaires, campés dans leurs Air-Max fluo, se prennent pour des caïds et rêvent de devenir aussi riches que Tony Montana[2]; de l’autre, des professionnels subtiles, au-delà de tout soupçon, font du chiffre comme personne, l’air de rien.

En sept lettres, chiffonniers.

J’aboutis rue Gabriel Péri et je passe sous le pont de la porte de Saint-Ouen. Là, l'effervescence est à son comble. Le pont crée une boîte de résonance, on a l’impression d’être sous une halle. Le tumulte des voix occupe tout l’espace :

_ Allez, allez, profitez-en, aujourd’hui c’est payant, demain c’est gratuit ! On accepte les cartes bleues !

J’ai mon appareil photo, mais je n'ose pas l’utiliser. Ce serait un affront à leur respectabilité, mais franchement, y a des gueules ici comme t’en as jamais vues ! Je suis subjuguée par tous ces visages, ces silhouettes qui se découpent dans la lumière crue du soleil.

D'abord, les visages pâles et émaciés de deux madones tchétchènes graciles, spécialisées dans l'alimentaire; puis un vieillard assis en tailleur sur un bout de nappe en vinyl, dans la tradition bédouine; plus loin, un veilleur hiératique à la mine renfrognée, assis sur un tabouret pliant, enroulé dans son Burberry vintage.

Il faisait chaud ce week-end, mais lui, il n'a jamais quitté son par-dessus, son écharpe de laine à carreaux et son couvre-chef. Un passant ose lui demander le prix d’une paire de chaussures, usées certes, mais de très belle fabrication.

_ 350, qu’il répond le cow-boy en imper.

_ Pardon, elles coûtent combien ?

Le client croit que c’est une plaisanterie, il se met à rire, mais l’autre aboie plus fort :

_ Je t’ai dit que c’est 350, t’as pas compris ?

Le client s’énerve, il se sent floué, il est prêt à frapper. Le vieil arrogant démarre au quart de tour : il se lève de son tabouret, prêt à boxer, lui aussi. Ca risque de mal tourner, mais les gens les séparent aussitôt.

_ Il se fout de ma gueule, il veut pas me vendre ses chaussures !

_ Dégage !, qu’il éructe l’autre.

Je m’approche et scrute l’étalage : ceintures en croco, sacs Hermès, tout est d’occase, mais rien que de la super-qualité… chaussures John Lobb ! Neuves, elles valent dans les 1500 euros, il bluffait pas le bougre. De toute façon, plus têtu que lui, tu meurs, il ne baissera jamais ses prix. Il a trop de respect pour sa marchandise.

Lui est quand même une exception dans les environs. Ailleurs, on trouve surtout des toiles carrées de 30 à 50 cm, avec juste cinq ou six fétiches alignés dessus. Les gars ne peuvent même pas s’asseoir devant tant elles sont petites, alors ils restent debout toute la matinée, de 8 heures jusqu’à 15 h, et plus. Ainsi, ce jeune homme barbu : il propose quelques paires de socquettes bien pliées et deux mini-tubes de glu; et son voisin, il met à l'offre trois paquets de chewing-gum et deux boîtes de pastilles roses et vertes... Faut être sacrément motivé pour être biffin[3]. Pour la plupart de ces candidats au garde-à-vous, le gain ne doit pas dépasser les cinq euros, par séance. Faut être sacrément dans la dèche.

En plus, le marché devient difficile : les gitans s'y sont mis aussi, ils ont compris qu'ils y gagneraient un peu plus que par la mendicité. Eux, ils étalent sur de grandes bâches des monceaux de fripes au p'tit bonheur la chance. Du coup, les autres vendeurs paraissent encore plus freluquets.

En quatre lettres, elle a son quart d'heure de célébrité.

J’arrive enfin à la rencontre du troisième type, debout lui aussi, mais avec quelque chose d’une statue de Michel-Ange. À ses pieds, quatre paquets de mouchoirs en papier et un flacon d’eau oxygénée. Je suis saisie par son élégance altière. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, à la silhouette juvénile. Il est d’une immobilité parfaite et le regard reste perché dans une méditation béate, sans doute encouragée par plusieurs années de défonce. Du coup, comme il regarde ailleurs, je le détaille, avec fascination : il ressemble au chanteur des Boney M., il a la même coupe afro des années 80, un petit blazer de chintz blanc très ajusté avec des motifs floraux un peu passés. Un charisme indescriptible. C’est un revenant. C’est une star. Je m'incline et ramasse deux paquets de mouchoirs :

_ C'est combien ?

_ Vingt centimes.

Je lui tends un euro et m’apprête à partir, mais il se met soudain à hurler. Il ouvre une bouche édentée, il écume et il crie en me fixant d’un regard aussi furieux que désespéré :

_ Non, j’ai dit vingt centimes, vingt centimes ! Prends ca !

Il me tend la bouteille d’eau oxygénée, il exige que je la prenne, il fait un pas en avant de la jambe gauche, la droite reste clouée dans le sol et je réalise qu’il est lourdement handicapé.

_ Prends ça, j'te dis !

Je tâche d’esquisser un sourire conciliant, j’hésite. Je voulais juste l’aider un peu, c’est rien 20 centimes pour deux paquets de mouchoirs. Mais je lis dans son regard que l'enjeu est sérieux : c’est une affaire de vie ou de mort, une question de dignité humaine. Lui, il ne mendie pas et marque un point d’honneur à ne pas escroquer les gens. Je prends la bouteille rapidement, je m'enfuis décontenancée.

Je marche la tête basse en ruminant : c’est à n'y rien comprendre, d’un côté t’as les antiquaires milliardaires qui gonflent leurs prix comme bon leur chante, de l’autre les gars des banlieues qui claquent tous leurs sous pour des breloques en toc, et là t'as les biffins qui te vendent pour rien des marchandises, juste pour survivre… La loi du marché est bien rude.


[1] Morsay est un rappeur français aux textes… très délicats.

[2] Héros du film Scarface, interprété par Al Pacino.

[3] Les biffins sont les chiffonniers. Des gens pauvres qui recyclent les objets trouvés dans les poubelles des gens riches et les vendent aux puces.


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