Imagine un peu :
Tu vis dans la petite chambre d'hôtel que le Conseil Régional a attribuée à ta famille - mais tu te souviens encore des dortoirs où tu atterrissais le soir, la première année de votre arrivée. Tu partages avec ta soeur et ta mère ce grand lit et le petit du dessus. Dans cette pièce minuscule et son écran de télé, il y a toutes vos affaires, les valises et même des souvenirs du pays. Dans le couloir, les voisins, sans-papiers eux-aussi - puisque cette aile du bâtiment vous est réservée, c'est votre couloir - s'engueulent encore dans toutes les langues. La cuisine commune est trop étroite et il n'y a pas assez de place dans le frigo. Pour camoufler le bruit, tu mets la télé en marche.Ta mère est encore sortie, elle rentrera tard.Tu regardes la télé jusqu'à pas d'heure.
Tu reviens du collège. Tu dois faire un exercice de géométrie, en équilibre, sur le bord du lit. Tu dois aussi chercher dans le dictionnaire l'étymologie grecque de cinq mots, mais tu n'as pas de dictionnaire. Tu as du mal avec les conjugaisons. La prof n'a pas le temps de tout t'expliquer depuis le début. Des fois, elle te fait avoir la honte, tu sais que c'est pas exprès, quand elle veut que tu parles devant tout le monde. Cette prof, elle se mêle de ce qui la regarde pas. Elle est venue te voir à l'hôtel. Le gérant était pas content, il aime pas les curieux, il dit que vous n'avez pas le droit d'avoir des visites.
Dans ta chambre, tu lèves les yeux vers l'écran de la télé de temps en temps et tu finis par ne plus le quitter, tu es hypnotisé.
Le lendemain matin, tu vas en cours avec de belles cernes grises. Mais tu souris, tu ne parles pas de tes problèmes aux autres, ils ne comprendraient pas. Ou c'est toi qui tiens trop à paraître comme tout le monde. Parfois, surtout pendant les vacances, quand tu restes seul et que tu sais pas quoi faire, assis sur une marche de l'escalier, face au parking de l'hôtel, tu te demandes : c'est quoi la France ? c'est quoi la culture française ? Toi, tu connais que des étrangers, tes copains, ce sont les autres enfants de l'hôtel : les Géorgiens, les Africains, les gitans de Bosnie. Quelques uns sont dans ton collège. Quelques uns n'y vont plus, ou pas souvent. Toi, tu voudrais continuer, tu voudrais rester.
Et tu l'aimes bien cet hôtel, malgré tout, c'est ton chez toi. Et, quand la prof t'a demandé ce que tu voudrais faire plus tard, tu lui as répondu : "Travailler dans les hôtels."

(Ce document est sur le site d'un enseignant qui mène un travail de très grande qualité auprès d'enfants allophones. Vous pouvez le découvrir à cette adresse :http://demonsaumonde.free.fr/index.htm. )