Sokhna Fall

Thérapeute familiale, victimologue, anthropologue. Vice-présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie

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Billet de blog 20 février 2024

Sokhna Fall

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Liberté, égalité, consentement

Les pays européens ont conclu un accord sur une première réglementation en matière de lutte contre les violences contre les femmes, à l’exception de la définition du viol. Ce qui a causé une difficulté insurmontable serait la notion de consentement. La France a tenu son rang de vieux pays, aux vieilles idées même si certains de ses dirigeants affichent une arrogante jeunesse.

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Liberté, égalité, consentement.*


Les pays européens ont conclu un accord sur une première réglementation en matière de lutte contre les violences contre les femmes, à l’exception de la définition du viol. Ce qui a causé une difficulté insurmontable serait la notion de consentement. La France a tenu son rang de vieux pays, aux vieilles idées même si certains de ses dirigeants affichent une arrogante jeunesse. Subtilités juridiques, soit, refus d’une sexualité «contractualisée», de quoi parle-t-on ? Dans un étrange renversement, il a aussi été question du risque de faire peser sur la victime la nécessité de prouver son non-consentement, au lieu « de s’attacher à définir la responsabilité du criminel ? », comme si ce n’était justement pas l’enfer actuel des procédures pénales pour viol, de demander à la victime de prouver qu’il y avait bien eu violence, menace, contrainte ou surprise ?
Et si, pour une fois, on ne parlait pas des victimes, de leur consentement ou non-consentement clairement exprimé ou flou. Si on arrêtait l’examen d’horloger de leurs rouages ? Si pour une fois, on parlait de la violence, du déni de l’altérité, de la domination, du rapport de force. 
La clinique quotidienne du soin aux victimes — de violences sexuelles, conjugales, politiques, de maltraitances contre les enfants, d’excision … — ne m’a pas souvent troublée par les « énigmes du consentement »1 mais presque toujours frappée par l’évidence du rapport de force. Et, seule l’égalité des forces permet le consentement. Encore, faut-il parler de consentement ? Il s’agit d’accord, de rencontre, de partage, d’échange — dit juridiquement, il n’y a de consentement que « mutuel ». 
Les auteurs de violences sont ceux que l’autre n’intéresse pas. Ils ne le désirent pas 2, ils le consomment. Ils utilisent tous les moyens à leur disposition pour exploiter ou créer un rapport de force en leur faveur. Cette position dominante leur est nécessaire pour ignorer l’autre en toute tranquillité et, le plus souvent, en toute impunité. Dans nos sociétés, le rapport de force donne raison d’avance. La force rend le consentement superflu. Comme s’en vantent certains violeurs : « Pensez-vous qu’un homme puissant, séduisant, désiré comme moi a besoin de violer des femmes ? ». Quand il s’agit d’un violeur, c’est justement parce qu’il est puissant, séduisant et désiré qu’il viole les femmes. Son pouvoir le dispense de considérer la subjectivité de l’autre. Nous le savons bien, la jouissance du violeur ne vient pas du « rapport sexuel », elle surgit de la possibilité du viol, de le commettre parce qu’on le peut. 
Le meilleur ami des parents face au garçonnet de six ans, le beau-père face à la fillette de dix ans, la grand-mère face à l’adolescente à marier de force, la tante face à son neveu de sept ans disposent de la force. Ces rapports de force-là sautent aux yeux, direz-vous, ou peut-être ne le direz-vous pas. Après tout, il nous a fallu tant de temps, nous, citoyens français, pour admettre dans la loi qu’un.e enfant ou un.e adolescent de moins de quinze ans ne peut donner son consentement sexuel à un adulte ! D’ailleurs, cette loi indispensable ne parvient toujours pas à véritablement penser le rapport de force. Elle laisse dans l’ambiguïté les violences commises par des adolescents contre des tout-petits, ou par des petits, possédés par une précédente agression d’un adulte, contre des enfants du même âge, ou plus jeunes ou plus âgés 3.  La loi de 2021 reste également peu protectrice dans sa façon d’ignorer qu’un.e mineur.e de moins de quinze ans a, sauf drame dans l’enfance ou racolage des sites pornographiques (devrait-on les banaliser ?), une connaissance de la sexualité encore balbutiante comparée à celle d’un majeur. 
De nombreuses sociétés traditionnelles pensaient pouvoir clarifier les choses par des rites en deçà desquels la sexualité adulte n’avait pas lieu de s’exercer. L’initiation des adolescents, avec ou sans blessures ou mutilation, annonçait avec plus ou moins de succès l’entrée officielle dans la vie adulte, sur tous les plans. La disparition des rites ou leur réduction à la mutilation pratiquée de plus en plus précocement, ont replacé la question du rapport de force au cœur du sujet. Aujourd’hui, ce sont des enfants qui sont mutilées, mariées, violées. Le rapport de force, une fois de plus, efface le consentement. Pour Madame Awa Camara 4, c’est une des raisons de l’abaissement de l’âge de l’excision. Les adolescentes, excisées en groupe, conscientes et informées par leurs aînées avaient les moyens physiques et psychiques de commencer à critiquer la coutume. La fillette de deux mois n’a que son cri 5 et on ne l’entend pas. Si les parents ou les exciseuses ne me paraissent généralement pas jouir de répéter la mutilation — qu’elles ont subie — sur le corps de l’enfant, comment ne seraient-ils pas saisis de vertige devant sa vulnérabilité qui leur en donne le pouvoir ? (c’est d’ailleurs pour cela qu’on tient le plus souvent les mères à l’écart de l’acte). Bien sûr, nous savons qu’eux-mêmes sont soumis à d’autres rapports de force politiques, sociaux et religieux. Le corps de l’enfant reçoit l’onde de choc de ces rapports de force en cascade. Ce pervertissement de la coutume, pour des raisons politiques — marquer l’appartenance sociale sur le corps — nous enseigne que la violence, fut-elle culturelle, ne peut se maintenir sans l’inégalité des forces.
Ainsi, quand le rapport de force n’est pas garanti ou quand l’auteur des violences sexuelles n’est pas assuré de disposer de la force physique ou qu’il rechigne à l’employer parce qu’elle est trop coûteuse ou trop voyante, il le fabrique ou l’amplifie. La méthode la plus simple, et sans doute la plus efficace, pour créer un rapport de force annihilant le consentement, consiste à sidérer la victime. Confronté.e à la menace de mort, à la haine sans retenue, à l’intention de nuire insensée peu d’entre-nous parviennent encore à penser. Le cortex se déconnecte 6, l’aire de Broca, un des centres de la parole se désactive 7. On ne dit mot. La sidération fabrique le consentement par le silence. Qui ne dit mot ne consent pas. Face à un agresseur, quelques secondes de sidération sont toujours de trop. Après, il est toujours trop tard. Le mal a été fait. La main ou la bouche se sont posées sans rencontrer de résistance. Aucune rébellion, une fois qu’on a retrouvé ses esprits, ne pourra ôter l’expérience. Les mots obscènes, fous, assassins, dégradants disposent du même pouvoir : impossible de consentir ou non à les entendre. La prise de pouvoir sur l’esprit, même fugace, s’est bien exercée. Elle restera au pire comme un trou, une fêlure 8, au mieux comme une cicatrice. 
Les agresseurs sont avisés. Ils assurent aussi leur futur par la sidération. Plus les actes seront inconcevables par leur nature ou le contexte dans lequel ils surviennent, moins l’esprit de la victime sera en mesure d’y réagir pertinemment. Comment réaliser que les « jeux » sexuels initiés par cette grande sœur si affectueuse, si rassurante pendant que le père hurle et que la mère s’effondre, relèvent purement et simplement de la prédation ? Comment se formuler que la main glissée entre nos cuisses par ce collègue si jovial et drôle est une agression ? Comment dire clairement « stop» quand la tendresse grisante d’un début de rencontre sexuelle se transforme soudain en brutalité sadique ? Les méthodes varient dans leur mise en œuvre, le principe reste identique : déstabiliser la victime par l’incohérence des informations qu’elle reçoit.
Une autre manière pour un auteur de violences de s’assurer le rapport de force ou d’amplifier celui qu’il détient déjà, particulièrement prisé et efficace est l’endoctrinement. Un pseudo savoir sur la vie, Dieu, le monde et les relations dont se prévaut l’agresseur organise un rapport de force entre celui ou celle qui « sait » et la victime qui ne sait pas. Puisqu’il s’agit d’être le plus fort, le doute, l’autocritique, l’ouverture au point de vue de l’autre deviennent le signe des faibles. Le discours du savoir, autoproclamé sans faille, en appelle au bon sens de la victime pour obtenir sa soumission. Les qualités humaines de la victime serviront même l’agresseur : sa bonne foi, son absence d’arrogance ou simplement, sa légitime jeunesse aideront à l’écraser sous son propre doute. L’écrivain « raffiné » initiant sa « Lolita » (ou sa Judith, ou sa Vanessa…), le père « esthète » de Paula 10 éduquant dans un huis-clos visqueux sa brouillonne pré-ado à voir et toucher que tout organe est  « beau », ou le libertin promettant à sa compagne « trop ignorante » les secrets de l’extase dans les bras d’hommes qu’elle ne connaît pas, prennent tous de la hauteur pour mieux abattre leur coin dans l’essence déjà fissurée de leur victime. Le discours du savoir, comme argument d’autorité, le lui intime clairement; ce n’est pas elle qui décide.
L’ultime méthode pour créer un rapport de force, affaiblir la victime et pervertir son consentement qui transparaît dans les propos honteux et confus des patiente.s, c’est l’inversion de culpabilité. Le père qui se plaint — technique oh combien éculée ! — de sa tristesse, de la froideur de la mère et de la cruelle indifférence de sa fille si elle ne le console pas en accédant à ses demandes ; le passeur affirmant à l’exilée qu’elle sera responsable du viol de sa fille si elle-même ne paye pas leur passage d’une « faveur » ; « il ne fallait pas accepter de venir » dit le pédocriminel à l’adolescent qui réalise que la rencontre qu’il avait fantasmé sur un réseau social n’avait rien de commun avec la sexualité prédatrice d’un trentenaire sans limites 11 ; … à chaque fois, cela fonctionne. L’inversion de culpabilité reste imparable. Si la victime sort de la transe ou l’a plongée la sidération, il sera aisé de lui rappeler « qu’on ne l’a pas forcée », et qu’elle doit assumer ses responsabilités. Ces stratégies des auteure.s sont tellement efficaces qu’aucune des victimes que je reçois, même avoir révélé les faits à des proches, même après avoir porté plainte, parfois même après la condamnation de l’auteur, ne délivre un premier récit des violences qui ne minimise pas le rapport de force. Anticipant peut-être les interrogations qu’elles ont déjà entendues, elles répètent la version de l’agresseur : « J’aurais pu refuser de le suivre », « J’ai choisi d’aller avec lui », « J’aurais dû comprendre », « Ce n’est pas un viol puisque j’ai dit ‘oui’ au passeur »; … Il est vrai que lorsqu’elles tentent de sortir de l’emprise qui brouille la perception du rapport de force, elles rencontrent très souvent la même inversion de culpabilité chez leurs interlocuteurs. Quand cette policière dit à l’enfant de huit ans — pour lequel est ouverte une instruction pour actes de torture et barbarie commis par son père avec la complicité maternelle — qu’elle « pense qu’il ment et que c’est très grave » alors qu’il révèle des violences sexuelles commises par la mère, elle affirme comme les parents tortionnaires : « c’est toi qui est coupable, c’est toi qui est mauvais ». Et cet éducateur, comme tant avant lui, qui prévient : « Tu sais que si ce que tu dis est vrai, tu vas envoyer ton père en prison ? » paralyse l’esprit de la fillette de la culpabilité anticipée de voir son père emprisonné. Là encore, on interdit la pensée de la victime par l’inversion de culpabilité. « Envoyer son père en prison », formule inexacte puisque seul un juge « envoie » un citoyen en détention si telle est la peine prononcée lors de son jugement, devient une faute plus grave que de violer une, son, enfant. Ces bonnes âmes, pleines d’humanité, qui rappellent aux femmes douloureusement décidées à se plaindre enfin des gestes déplacés, sexuels ou violents de tel homme célèbre que «  leurs propos peuvent détruire sa vie », prennent également le relais des agresseurs pour avertir les victimes, passées et futures, que parler est irresponsable. L’inversion de culpabilité efface le rapport de force. Or, le consentement ne peut être envisagé qu’en dehors d’un rapport de force.
La question est politique, et toute personne recevant une révélation de violences, mais aussi, toute personne qui interroge son propre consentement et celui de l’autre, se doit de la poser : quel est le rapport de force ?

*Une première version de cet article a été publiée dans les actes du colloque GYPSY 2023

1LEGUIL Clothilde, 2021.

2Comme l’analysait Bernard LEMPERT, 2017.

3Non, bien sûr, qu’il me semble que ces enfants auteurs doivent être jugés mais qu’on doive prendre très au sérieux l’impact de ces actes sur leur victime et qu’on les considère immédiatement comme des enfants en danger.

4de l’Association des Femmes Maliennes de Montreuil

5Bernard Lempert disait que « Le cri de douleur de la petite fille qu’on excise s’inscrit dans une tradition orale non reconnue » (2004)

6voir les travaux de Muriel Salmona, 2022 et memoiretraumatique.org

7Bessel van der Kolk, 2018

8D’de Kabal, 2019

9Sokhna Fall 2010

10Paula, 2023, film de Angela Ottobah

11 Le Humbert de Nabokov remarquait : « Toute impatiente qu’elle [Lolita] fût de me faire admirer l’univers des vilains garnements, elle ne s’attendait manifestement pas à certaines discrépances entre la vie d’un garnement et la mienne. »


Bibliographie

de KABAL D’ (2019)  Fêlures. Le Silence des hommes. Théâtre. L’œil du souffleur. 
FALL S. (2010, 2014)« Humbert et Lolita, l’autre comme proie » in L’autre, le semblable, le différent…, actes du colloque GYPSY XIII PUF et « L’éternel détournement de Dolores Haze » https://www.memoiretraumatique.org/publications-et-outils/autres-articles/l%E2%80%99eternel-detournement-de-dolores-haze.html
OTTOBAH A.  Paula, film, 98 min, 2023.
LEMPERT B. (2017) Dans la maison de l’ogre, quand la famille maltraite ses enfants, Paris, Le Seuil.
       (2004) « Intégrité du corps et universalité des droits », in Les mutilations sexuelles féminines. Un autre crime contre l’humanité. Actes du colloque du 10 juin 2004, Académie Nationale de Médecine
SALMONA M., (2022) Le livre noir des violences sexuelles. Paris, Dunod.
VAN DER KOLK B. (2018) Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. pour la traduction française, Paris, Albin Michel.

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