Sokhna Fall

Thérapeute familiale, victimologue, anthropologue. Vice-présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie

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Billet de blog 22 avril 2024

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Victime. Personne n'aime ce mot

"Ma promesse en héritage", le livre de la championne de basket Paoline Ekambi et de la journaliste Liliane Trévisan sort ces jours-ci. Une invitation à questionner notre imaginaire sur la performance sportive…

Sokhna Fall

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Victime. Personne n’aime ce mot. Les collégien.es le corrompent en insulte dans les cours de récréation. La psychologie populaire le suspecte de soutenir une position d’irresponsabilité. Son étymologie rappelle de quel côté vont les honneurs; qu’il s’agisse de la déclinaison du latin « vincere, « vaincre » en « victis », « vaincus » ou de la sanglante « victima », créature vivante égorgée pour le sacrifice, le malheur s’y attache. En français, un mot féminin.


La vulnérabilité, ou plutôt la faiblesse, sans l’innocence du nouveau-né, semble  désigner la victime au mépris général. Pourtant, pour la justice pénale, il faut bien rappeler le rapport de force. La « victime » ne saurait être « l’auteur » d’une infraction à la loi. Il faut bien que le droit rappelle que toute violence faite à autrui n’est qu’une préfiguration, ou une métaphore, ou une répétition de la violence ultime : le meurtre. On peut lire, sous l’antipathie générale suscitée par ce mot, la confirmation qu’il est resté quelque chose de la « pensée sacrificielle »1   dans nos façons de considérer un être meurtri intentionnellement par autrui. La survivance étymologique, ou inconsciente, nous invite à ignorer le caractère injustifié de la violence. Elle nous protége de la conscience d’une violence contre un être vivant même pas légitimée par la nécessité de sauver les récoltes.
Les féministes et les psychotraumatologues américain.es d’aujourd’hui préfèrent le terme de « survivant.e ». Ce signifiant, plus riche, s’il escamote lui aussi le tueur, raconte la menace de mort, le péril terrifiant mais aussi la suite de l’histoire : la personne a survécu. La victime d’un acte de violence qui nous parle, qui dénonce, n’a pas succombé, elle a survécu. Elle aurait pu y rester 2.


Paoline Ekambi défend le titre de « combattante ». Il y a eu un attaquant, plus que déloyal. Il y a eu un combat. Il y a eu une vict-orieuse. Il y a tant de vict-orieuses et de vict-orieux. Mais ce sont des combats dont les gagnant.es ne se vantent pas. 
Le monde aime les figures invincibles. Sur les terrains de sport, les victoires sur l’adversaire, la résistance du corps aux épreuves, la ténacité face à la douleur, le dépassement de soi que donnent à voir les sportives et les sportifs nous fascinent. Ce sont des vainqueurs (pas de féminin). 
Jusqu’à ce que le monde du cinéma, avec ses actrices magnifiques à l’opulence enviable, ne reprenne le mouvement MeToo en 2017 3, il était possible de continuer à croire que les victimes étaient bien des vaincues et que nos rhétoriques de « gagnant.es » sans failles s’incarnaient parfaitement sur les toiles et, dans les stades. Mais, non. Nous avons été forcé.es d’admettre que là aussi, il s’agit peut-être de métaphores. Les victoires du stade, et même des 10 èmes places, racontent parfois d’autres combats. 


La carrière et le texte de Paoline Ekambi relatent la lutte héroïque que mènent les enfants violé.es pour leur survie physique et psychique. Sous la puissance du choc, ces enfants auraient pu se briser, leur esprit définitivement se désarticuler, comme leur corps s’est un moment soumis pour survivre. Les magasines et la justice vulgaire glorifient la résistance physique au viol, ignorant volontairement l’universelle stratégie animale qui consiste à « faire le mort » pour sauver sa vie chaque fois que le rapport de force est part trop défavorable. Ce rapport de force — nos sociétés peinent encore à l’admettre — n’est pas que physique, il est aussi psychique et affectif. Quand la victime est un enfant et l’auteur un adulte, ou pire, un parent, il est incommensurable. 


À peine entrée dans l’adolescence, Paoline s’est trouvée face à un adversaire qui l’écrasait sur tous les plans. Aucune préparation, aucun entraînement n’aurait pu lui permettre de le défier. De plus, le match était truqué : pas d’arbitre, pas de règles ou alors changeantes et imprévisibles, pas d’équipe. Ses frères sont victimes d’autres formes de violences, sa mère est complice. Les supporters potentiels sont endoctrinés par un discours séduisant sur les valeurs, la culture et l’exemplarité de l’autre camp. Comme, hélas, la plupart des enfants victimes, Paoline était toute seule 4. 


Pourtant, si elle a été obligée de « s’incliner » dans un premier temps, Paoline n’a jamais renoncé et s’est saisie  du sport pour amener le combat sur le terrain de basket. Ce qu’elle concédait à la brutalité de son père, elle le récupérait sur le terrain. L’aisance formidable de son corps, réduite à néant dans l’ombre chaotique de sa chambre d’adolescente, retrouvait toute sa puissance sur les lignes de tir. Il était cependant nécessaire, pour gagner dans les stades, pour survivre après les viols, de faire comme si ceux-ci n’existaient pas. Un enfant victime d’inceste n’a pas d’autre possibilité pour continuer à vivre. On ne peut pas être à la fois vivante et morte. La neuro-physiologie du cerveau traumatisé nous apprend que cette stratégie est indispensable tant que la victime est en danger. Et il n’est plus possible d’en douter aujourd’hui  5: se droguer, s’alcooliser, s’exposer au danger permettent de continuer à vivre malgré la mort en soi. Paoline Ekambi l’a appris à ses dépends : le sport de haut niveau est une formidable solution.


Les attentats de 2015 ou les révélations de MeToo ont rappelé à tous les conséquences des violences. Lors d’un choc émotionnel d’une telle intensité, la paralysie corticale causée par la sidération nous empêche de trouver une réponse physique adaptée (à supposer qu’elle existe…) et une analyse intellectuelle pertinente de la situation. Les défenses qui auraient pu se mettre en place face à un danger « normal » — compréhensible, surmontable…— sont neutralisées. L’organisme, alerté par l’allumage de l’amygdale cérébrale, surchargé d’adrénaline et de cortisol pour fuir ou combattre, se retrouve impuissant, en état de mort imminente potentielle. « L’excès d’adrénaline peut entraîner une souffrance myocardite susceptible de provoquer un infarctus du myocarde et une mort subite. Et l’excès de cortisol est neurotoxique, il est à l’origine d’une souffrance neuronale qui peut être responsable d’un état de mal épileptique, de pertes de connaissance, d’ictus amnésique et d’un coma. Notre cerveau réagit alors à ce risque mortel en faisant disjoncter le circuit émotionnel par la production d’hormones anesthésiantes, très puissantes « morphine-like (endorphines) et kétamine-like (antagonistes des récepteurs de la N-Methyl-D-Aspartate) 7». À défaut de neutraliser le danger, nous pouvons ainsi neutraliser la perception du danger et l’expérience de la douleur, de la détresse, de la terreur. Cette « dissociation », décrite par les psychiatres depuis des siècles maintenant (Janet, Ferenczi, Van den Hart, Ogden, Salmona, entre autres…) sépare le corps de l’esprit, et les émotions de la compréhension des événements. La mémoire du traumatisme va rester « impensée », brute, émotionnelle, corporelle, hallucinatoire sans pouvoir être intégrée dans un récit autobiographique.


Nous avons tous.tes compris qu’il était devenu impossible, sous peine de se sentir très mal, voire paniqué.e, pour les survivant.es de l’attentat du Bataclan de fréquenter à nouveau cette salle ou même une salle de concert. La mémoire traumatique se réveille à chaque ré-exposition aux éléments du trauma et les victimes s’organisent pour les éviter. Mais quand le trauma, c’est le père et sa bouche incestueuse tous les jours et ses mains brutales et son corps écrasant ? Quand le trauma, c’est son regard de tueur et son odeur d’excitation, ce sont ses mots obscènes et ses mystifications sur la culture, quand c’est la jalousie inconcevable de la mère et les coups des deux parents (surtout contre les frères mais c’est un avertissement pour tout le monde) et les scènes relevant de la torture sous couvert d’éducation, il n’y a pas d’évitement possible. C’est « la normalisation du désastre ». Il faut se dissocier constamment pour survivre. Avec le temps, comme avec toutes les substances psychoactives, les drogues endogènes spontanément générées ne suffisent plus. La même « dose » ne fait plus le même effet. Certain.es recourent alors aux drogues ou à l’alcool ou amplifient la décharge anesthésiante en allant au devant du danger. Le sport de haut niveau a permis à Paoline Ekambi d’éprouver des situations de stress répétées, grâce au challenge permanent, aux exigences de l’entrainement, aux douleurs physiques inhérentes aux sports de compétition. Pendant des années, Paoline a donc mené un double combat : contre le tortionnaire domestique et contre les épreuves imposées par sa discipline. On en vient à se demander, avec effroi, si la dissociation traumatique n’est pas exploitée avantageusement par le sport de compétition. Un.e athlète dissocié.e sentira moins la douleur physique, ne craindra pas de pousser ses limites au-delà du raisonnable, ne se choquera pas des exigences abusives d’un.e entraîneur.se et bien sûr, hélas, pourra moins qu’un.e autre résister à une prédation sexuelle.


La dissociation, on l’a compris, n’est qu’une stratégie de survie aux séismes réitérés des viols incestueux. Elle peut également causer une amnésie des traumatismes plus ou moins profonde — bien commode pour les agresseurs 9. En aucun cas, elle ne les rend moins graves, moins violents, moins destructeurs. L’application de glace sur une rupture du ligament croisé ne résout rien; on temporise. Lorsque sa carrière sportive est arrivée à son terme, Paoline Ekambi s’est effondrée — pas pour des raisons futiles comme l’éloignement des projecteurs ou l’espacement des interviews. La levée de la dissociation par arrêt des doses quotidiennes d’adrénaline que procure le sport de haut niveau a livré son corps et son esprit à la torture des reviviscences traumatiques. L’enfant victime qu’elle avait été l’attendait, toujours aussi douloureuse, désespérée et impuissante. Il a encore fallu à Paoline un courage héroïque pour faire face à cette enfant, aller à sa rencontre et enfin, pouvoir prendre soin d’elle.


En 2021, Paoline Ekambi a relevé un nouveau défi. Prenant la parole publiquement, donnant un autre sens aux mots « force » et « victoire », elle a parlé de l’inceste et des maltraitances terribles commis par ses parents pour offrir sa voix à la lutte contre les violences faites aux enfants. Combien aurons-nous encore besoin de témoignages pour nous décider, en tant que corps social, à prendre les enfants au sérieux ? Que nous faut-il de plus pour décider, collectivement, d’être sensibles à leurs signes de souffrance, d’écouter ce qu’elles ou ils ont à nous dire et, de nous méfier de notre fascination pour les puissants ? Cette fascination nous conduit à confondre dans la même admiration l’habileté et la brillante intuition des grands sportifs, avec la position de domination des auteurs de violences. Nous confondons encore le « manque de qualités », « l’insuffisance » avec la vulnérabilité face à la cruauté des agresseurs.seuses. Ce mépris pour les « faibles »  dispense trop souvent, très souvent, de prêter une réelle attention aux plaintes souvent codées des enfants. Leur immaturité, essentielle — leurs corps et leurs esprits travaillent à leur développement — sert de prétexte à toutes les intrusions dans leur vie émotionnelle. Comme dans les phrases éculées des parents maltraitants, il est toujours question de « leur apprendre » : la dureté de la vie par les coups; la sexualité par « l’information » sur la sexualité adulte et l’exposition à la pornographie — et selon les parents incestueux, par le viol; le risque de pauvreté par les privations et les restrictions;  les hiérarchies sociales par les humiliations, etc… Il est plus que temps, face aux désastres de notre monde, de donner la parole aux enfants victimes, de se porter à leur hauteur; au fond, de se souvenir. Nous avons tous été enfants. Nous devrions tous savoir que la question n’est pas de savoir si l’enfant « aime son papa » mais si celui-ci « est gentil ». Le crédit illimité que nous accordons aux puissants n’est-il pas la réminiscence des apprentissages de l’enfance à se soumettre corps et âme aux « grands » ? Décidons-nous enfin à suivre ces combattant.tes de la liberté qui, comme Paoline Ekambi, ont bravé mille fois la mort pour porter la parole des enfants victimes et l’amour de la vie.

1.Bernard Lempert, 2000, Critique de la pensée sacrificielle, Le Seuil)

2.Pour rappel, les études rapportent des tentatives de suicide chez les victimes d’inceste pour plus de 50 % d’entre elles : enquête AIVI/IPSOS 2010, Mémoire Traumatique et Victimologie/IPSOS 2019, et en août 2023, Estelle, 15 ans, victime non prise en compte par la justice, a mis fin à ses jours.

3.Créé par la travailleuse sociale et activiste afroaméricaine Tarana Burke.

4.Muriel Salmona 2022, Le livre noir des violences sexuelles, pp 259-269.
D’ de Kabal, « Tout.e seul.e », https://www.youtube.com/watch?v=ftRBjV7Nphk

5.Voir, Bessel Van der Kolk, 2016, Muriel Salmona, op. cit, 

6.Salmona 2022, op.cit. p. 114

7.idem, p. 164

8.Bernard Lempert, 2017, Dans la maison de l’ogre,« Le système agresseur use des mille et un moyens à sa disposition pour installer la plus délirante des croyances : la normalisation du désastre ». 

9.Sokhna Fall, 2022, « Une mémoire soumise à la loi du silence. Amnésie traumatique et système de domination », in La culture de l’inceste, collectif.

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