Il est une certaine heure, au milieu de la nuit. Les lettres s'impriment les une après les autres, formant des mots qui, comme un scalpel, égratignent la feuille vierge. Soudain les touches de ma machine à écrire ne répondent plus. Panne d'encre. De mes doigts fébriles je change le ruban. Pianote à nouveau sur le clavier. Mais mes mots ne m'écoutent plus, comme si d'être trop noirs, ils se heurtaient à la page blanche, désespérément muette. C'est alors qu'on frappe à ma porte. Qui cela pouvait-il bien être à une heure pareille?
J'ouvrais, sans le savoir, le sésame.
"Bonsoir...je suis le mot
- Le mot? mais quel mot? demandais-je,
- Le mot mot, M.O.T (il s'épelle). Je vous ai entendu chercher des mots, pourriez-vous m'abriter quelques instants?"
- Je le fis entrer et il me conta, d'une voix tremblotante, son incroyable aventure.
"Le monde tourne à l'envers, me dit-il, les gens ne se parlent plus, ils deviennent égoïstes, insensibles à la souffrance d'autrui.
Je suis sorti du dictionnaire, prendre l'air, pour ouvrir les parenthèses dans lesquelles les hommes enferment leurs mots. Car je suis le MOT et tous les mots à la fois. Je suis un mot ambulant, distribuant de la graine de mots. En la semant vous récoltertez des lettres d'où naîtront d'autres mots. Des mots d'espoir pour un monde plus fraternel où dans toutes les langues, les mots, comme les peuples, coexisteraient paisiblement ensemble"
Je flottais dans un monde de mots.
"Avant d'arriver chez vous, j'ai frappé à d'autres portes mais elles demeuraient sourdes. On m'a jeté des mots par les fenêtres et c'est lorsque cette pluie de gros mots s'est abattue sur moi que j'a frappé à votre porte. Mais d'innombrables obstacles ont jalonné ma route, une horde de mots méchants me poursuit depuis mon évasion du dictionnaire"
Tandis qu'il poursuivait son récit, ma bibliothèque se mit à remuer.Les vitres de l'appartement volèrent en éclats, ouvrant un passage où s'engouffra une silhouette visqueuse aux bras tentaculaires qui emprisonnèrent le MOT. Je tentai de lui porter secours mais j'étais paralysé d'effroi. Des milliers de mots jaillirent de mes livres, cherchant à secourir le mot mais, repoussés par cette force maléfique, ils se décomposèrent en lettres inanimées sur le sol. La silhouette visqueuse, emportant le MOT, disparut dans un hurlement sépulcral, à travers les vitres en débris des fenêtres de l'appartement.
On avait kidnappé le MOT! On avait kidnappé l'ESPOIR sous mes yeux et je n'avais rien pu faire.
Vers quel lieu inconnu avait-on emmené le MOT? Et qui était cette créature surgie des ténèbres?
Texte lu le 3 novembre 1995 par Richard BOHRINGER dans feu son émission radiophonique "C'est beau une ville la nuit"