Je crois que c'était en classe de cinquième. Je m'appliquais avec ardeur sur un devoir d'histoire-géographie qui portait sur la représentation de la carte de France. Toute la famille dormait et pendant la nuit, durant des heures, j'avais dessiné la France. Je prenais des mesures avec une règle plate, je millimétrais tous les contours soigneusement. Les fleuves, les massifs des montagnes, les plaines semblaient se mouvoir sous mes doigts.Tous mes crayons de couleurs s'emballaient dans une danse frénétique. J'avais tracé en pointillé les frontières.
Ma France resplendissait, infiniment plus belle que sur le livre de géographie. Elle était presque vivante! J'étais très content de mon dessin. Assuré d'obtenir la meilleure note, je m'endormis sur la table du salon. Au matin, maman "M'ma" me réveilla en me disputant un peu. La bougie que j'avais allumé s'était consumée et des coulées de cire avaient scellé ma main droite sur la carte de France du livre. Je n'avais rien senti et la lumière de la lampe était restée en veille toute la nuit. "Il est beau ton dessin, me dit M'ma, tu seras le premier, tu verras"
Sur le chemin de l'école, j'avais montré mon dessin à mon copain Lionel ("Yoyo"). "Ouaah!Il est mieux que sur la photo...", s'était-il exclamé, tout admiratif.
La professeur d'histoire-géographie m'avait mis au coin. Face contre le mur. Elle m'accusait d'avoir décalqué. J'avais eu un zéro. Je n'avais rien dit. Comme si cela devait être une fatalité. Comme si c'était écrit. La pluie commençait à tomber pendant la récréation. Les professeurs et les élèves s'abritèrent sous le grand préau. Pendants quelques secondes, j'étais resté au milieu de la cour. Seul. Je pensais à ces heures d'application. Toute la nuit. Pour rien. Puis, trempé, lavé, je courus jusqu'au préau bondé. Bondé des couleurs de la France.
"Nahlaf, Nahlaf, oulidi que tu serais le premier.." "Je le savais, je le savais, mon fils..." me dit ma mère, analphabète, à qui j'avais menti.
Je n'ai plus jamais dessiné depuis ce jour-là.
Extrait d'un manuscrit inachevé "Le cri étouffé" Texte adressé tardivement à Richard BOHRINGER qui ne put le lire, son émission radiophonique ayant été "suspendue" au grand dam de ses auditeurs.